Daniella Pinkstein, porteuse d’extrême

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« Ma généalogie m’a transmis l’amour pour quelque chose qui représente une civilisation européenne que je vois aujourd’hui s’effriter de façon inquiétante. Il est urgent après un siècle de charniers et de guerres d’ouvrir d’autres chemins de mémoire et de transmission. » Ainsi parle Daniella Pinkstein¹, auteure, nous suggérant que les femmes en sont peut-être la clé. 

Un chemin classique si peu ordinaire

Enfant unique d’un couple de parents âgés, Daniella porte sur ses épaules un lien historique lourd, pesant même parfois, qui lui fait prendre conscience très jeune du monde qui l’entoure. Son père, fondateur de plusieurs comités et fondations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, l’emmène dans les écoles où il prend la parole, elle écrit ses discours. À 17 ans, Daniella décide d’émigrer seule en Israël avec une bourse d’études où elle poursuit des études de journalisme et d’histoire qu’elle termine en France.

Au pays des hommes

D’abord journaliste, Daniella, passionnée par les politiques sociale et historique, notamment en Europe, commence à travailler à 24 ans comme chargée de mission dans des cabinets ministériels. Elle trouve très vite, elle qui a tendance à intellectualiser toute chose, que la femme n’y a pas sa voix que ce soit dans les discours ou les articles (« on ne cite que des hommes ») ou dans la mémoire (« sauf si les femmes ont été déportées »).

« Je me sentais intensément seule dans ces milieux institutionnels où pour trouver sa place il faut s’inscrire dans cette pensée masculine… ou pas. »

Au pays des femmes

Daniella décide à 31 ans de suivre des études linguistiques. Elle obtient un dossier de bourse doctorante et part vivre pendant deux ans en Hongrie où elle s’intéresse plus particulièrement aux juifs hongrois déportés à 80% à la fin de la deuxième guerre mondiale et aux minorités hongroises se retrouvant soudain hors du pays à la suite du démantèlement de la Hongrie en 1919 et qui sublimeront cette langue hongroise à la fois si belle et si difficile. Ce voyage est déterminant pour elle. Si Daniella y découvre un pays dur, cassé par 60 ans de communisme, passé sans transition à une économie libérale, elle y croise des femmes magnifiques qui, sans être des figures publiques, ont un courage exceptionnel qu’elles exercent de façon souterraine mais soutenue.

« Les femmes n’ont ni peur de l’échec, ni de la honte, ni de l’inachevé. C’est elles qui portent aujourd’hui l’espoir d’un avenir réfléchi sur leurs épaules. »

Vocation écrivain

À son retour de Hongrie, Daniella qui travaille pour la présidence de l’Union Européenne, tout en étant « plume de l’ombre » de certaines personnalités, commence à écrire plusieurs romans qu’elle abandonne, mais qui la préparent à l’écriture de son livre, Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?², à laquelle elle se consacre entièrement toute une année.

« Il m’aura fallu 20 ans d’exercice de grammaire française pour m’assurer un certain contrôle du langage,
jusqu’à quelquefois un son incantatoire, la lecture et l’écriture m’ayant page à page, année après année,
bâti une conscience, même s’il m’a fallu traverser plusieurs vies pour m’ancrer dans ce monde. »

Son roman, hommage aux Beckett, Freud, Joyce, Kafka, Rilke, Roth qui ont construit l’Europe, raconte comme un cantique la dérive du continent au travers de l’errance en Hongrie et en France de deux femmes, l’une juive, l’autre pas et d’un fils de Harki. Le lecteur se perd dans leurs destins traumatiques qui s’entrechoquent dans une écriture métaphorique poussée à son extrême donnant lieu à de nombreuses interprétations possibles et faisant remonter émotions et mémoires inconscientes.

Comment écrire aujourd’hui ?

se demande l’auteure, dans un monde où sort chaque année un tsunami d’ouvrages, avec des récits devenus linéaires, suivant des programmes très construits, noir ou blanc… « Je veux être dans le partage » nous dit Daniella, pour qui écrire est un acte de création, un don d’amour, un geste amoureux. « Un écrivain doit avoir une conscience collective et se battre pour la partager. »

Daniella est de ces femmes porteuses d’extrême qui disent « Non ! ». La force de vivre n’est pas celle d’éviter sans fin la conscience de ce que nous sommes dans ce monde. Et les femmes au fond, nous enseigne-t-elle, n’ont peur d’aucun miroir. À quand son deuxième roman ?

Marie-Hélène Cossé

¹Daniella Pinkstein, auteure, journaliste, philologue, spécialiste des minorités en Europe centrale.
²Titre inspiré du poème Les Aveugles, Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire.
Roman paru aux Éditions M.E.O., 176 pages, €16, juin 2015.

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