Référence de poids dans le monde de l’édition, ce prix littéraire créé à Rennes en 1988 est un moment fort de lecture, de confrontation et de débat pour les élèves des 54 lycées régionaux sélectionnés. Rencontre avec le « père » du Goncourt des Lycéens, Bernard Le Doze,
Le livre revient en force
Dans les années 1981, Jack Lang souhaitait redonner une place de choix au livre alors très concurrencé par la télévision. L’époque était au « bibliboum » avec la création de nombreuses bibliothèques et la Fnac souhaitait accompagner ce mouvement. « Leur chargée de communication avait des livres à donner et j’étais un professeur dont les élèves aimaient lire » nous confie Bernard Le Doze. Cette rencontre improbable entre le professeur de lettres et la responsable de la communication de la Fnac a donné naissance au Goncourt des Lycéens. Dans un premier temps, dix classes sont choisies dans cinq lycées rennais et chacune reçoit une vingtaine de livres de la sélection nationale. Cette première édition de 1988, balbutiante et très artisanale, est diffusée sur France 3 en direct depuis La Chope, restaurant situé en plein centre de Rennes ; le déroulement de la proclamation copie le modèle parisien.
Erik Orsenna se voit décerner le premier Prix des Lycéens et une demi heure plus tard l’Académie Goncourt couronne… Erik Orsenna. Coïncidence qui s’avérera très heureuse. Celui-ci, très ému, décide de venir à la rencontre des lycéens rennais. Après une journée entière parmi eux, il les quitte en prédisant « Ce prix ira très loin ! ».
Le prix rejoint « la cour des grands »
La chance, l’heureux hasard, la bonne idée au bon moment dans un contexte favorable… et l’aventure commence. Au sein de l’Académie Goncourt des oppositions se sont rapidement fait entendre, mais la majorité l’a défendu et en particulier Edmonde Charles-Roux qui s’est battue pour le Prix des Lycéens ; il serait plus juste que ce prix soit celui des Lycéennes tant les filles sont majoritaires. Les « Rencontres Goncourt » sont créées pour permettre aux élèves de faire connaissance avec les écrivains et, en 1991, l’association « Le bruit de lire » voit le jour afin de manager tout le suivi de la manifestation. Chaque année début septembre, l’Académie Goncourt dévoile sa sélection et les lycéens ont deux mois de lecture ; chaque région délibère et annonce trois titres ; les délibérations nationales ont lieu à Rennes.
Si les prix littéraires sont traditionnellement enclins à récompenser 10% de femmes pour le Goncourt et environ 30% pour les autres prix, le Goncourt des Lycéens a gratifié 40% de femmes depuis sa création. Cette année Dominique Barbéris, Cécile Desprairies, Émilie Frèche, Dorothée Janin, Laure Murat, Léonor de Récondo ou Neige Sinno, elles sont 7 à figurer dans la sélection 2023. L’une d’entre elles sera peut-être récompensée !
Erik Orsenna avait raison
35 ans plus tard, les choses ont amplement évolué : on recense 55 lycées auxquels il convient d’ajouter un établissement étranger, chaque classe reçoit une centaine de livres, les rencontres, les délibérations se sont structurées et les lycéens proclament leurs résultats, non pas une demi-heure avant le national, mais deux semaines plus tard. Ce nouveau calendrier a été imposé par l’Académie Goncourt. Malgré les pressions parisiennes, Rennes demeure le berceau en accueillant les délibérations nationales et en annonçant assidument le vainqueur depuis la mairie. Si la couverture médiatique est moindre aujourd’hui, elle a largement contribué au fil des ans au succès indiscutable du prix. Ce dernier fait beaucoup lire car il suscite moins de suspicion que les prix littéraires nationaux et les lycéens ont même eu l’honneur d’être reçus à l’Élysée.
Bernard Le Doze a commencé dans l’anonymat total et peut être fier de son « bébé » qui a bien grandi et a su s’imposer dans le paysage littéraire. Cette année, les lycéens délégués nationaux se rendront à Rennes pour les délibérations nationales le jeudi 23 novembre prochain suivies de la proclamation du lauréat à 13h00. Affaire à suivre et à lire…
Brigitte Leprince
« Ils ferment traditionnellement la ronde des grands prix littéraires. Cette année, tous les regards étaient sur eux : allaient-ils exécuter le saut périlleux qu’on attendait d’eux ? La réponse a fusé ce jeudi 23 novembre, avec un Goncourt des lycéens qui fera date. Oui, ces jeunes ont eu le cran, le brio, le sens des responsabilités, l’intuition littéraire de couronner Neige Sinno. Malgré le repli de certains établissements scolaires qui avaient interdit le livre entre leurs murs, à l’américaine. Malgré la frilosité du grand frère Goncourt tout court, qui a craint les scandales familiaux au moment du déballage des cadeaux. Un livre autobiographique sur l’inceste fait peur, remue, dérange. Quand on ne l’a pas lu. Car qui a lu Triste Tigre se sent plus affûté, plus alerte, plus humain. Les lycéens l’ont compris, et leur récompense vient exprimer leur reconnaissance envers un ouvrage exemplaire et salutaire, sur les méandres qu’emprunte la vulnérabilité pour devenir force. Avec son texte laboratoire, chaotique et limpide, écrit sur une ligne de crête entre grand jour et ténèbres, Neige Sinno a ouvert une route, promise à sortir des générations entières du labyrinthe de la honte, de l’errance et du silence. En lui décernant leur Goncourt, les lycéens entérinent haut et fort son programme de survie face au mal. » Extrait de Télérama, 23 novembre 2023