Annie Ernaux, l’écriture de la distance

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Première écrivaine française à recevoir le Prix Nobel de littérature, Annie Ernaux se présente comme une transfuge de classe placée constamment en position « d’ethnologue et d’observateur involontaire ». Elle revendique deux postures littéraires, celles d’une écriture « plate » et d’une approche « transpersonnelle ».

De l’obscurité à la lumière

À l’occasion de son discours de la cérémonie de remise du prix Nobel en décembre, l’émotion est palpable. Dans un discours sobre, Annie Ernaux décrit les fils invisibles et sensibles qui trament le tissu de ses écrits, font partie intégrante de sa vie  et la rattachent aux autres. Signal d’espoir pour toutes les écrivaines, elle évoque les auteurs qui l’ont inspirée : Rimbaud parce que comme elle, il a vécu une déchirure sociale «  je suis de race inférieure de toute éternité », et puis, Flaubert, Proust, Virginia Woolf, Camus, Rousseau.  Tous ceux pour qui l’amour, le deuil, la souffrance, la honte, la honte de la honte sont universels. Comme le rappelle  Victor Hugo qu’elle cite, « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui ».

Mais les passages les plus émouvants sont ceux où elle évoque ses parents, Par trois fois, elle y fait allusion comme un hommage solennel, un chant secret, une invitation pudique qui exprime reconnaissance et partage de ce qu’elle décrit comme « la plus haute distinction littéraire qui soit ». De sa mère, ouvrière puis commerçante, elle parle comme d’une femme puissante « grande lectrice de romans entre deux clients dans sa boutique ». C’est elle qui l’initie à l’amour des livres et du savoir. Son père, est évoqué deux fois,  par le souvenir brutal de sa mort (« trois jours après qu’elle fut arrivée chez lui en vacances ») et par son désir de ne pas le trahir en écrivant autrement  que « de façon neutre, objective, plate, sans métaphore, ni signes d’émotions ». Et ce père de prendre vie, de se réincarner au travers des mots de sa fille. Dans ce discours sans fioriture, tout est dit : la mémoire, la complicité de l’amour, le respect, la simplicité.

Sa démarche littéraire

L’Académie suédoise l’a  récompensée « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Chaque mot compte dans cette annonce sibylline, typique du Comité Nobel.

– Récits entre littérature, sociologie et histoire, elle préfère parler d’autobiographie impersonnelle que de romans autobiographiques. Annie Ernaux explique découvrir ce qui la traverse (ses souvenirs, son expérience, sa honte) mais en ayant conscience de ne pas être la seule à être traversée. En ce sens, elle rejoint l’universel.
– Son style est dépouillé, sans « joliesse », des mots simples,  justes, proches de la réalité. Chaque expression doit avoir le ressenti, la lourdeur du vécu.
– Ses racines sont celles d’une transfuge de classe. Dans La Place[1], elle raconte le passage d’une classe sociale  à une autre et de  la « nécessité de venger sa race » ou de mener une carrière intellectuelle malgré ses origines modestes.
– Son éloignement, vient de ce qu’elle est la première de sa famille à faire des études, ce qui engendre la séparation de son milieu social, des autres, tout en restant au milieu d’eux, car toujours consciente d’appartenir aux classes populaires.
– Les contraintes collectives, c’est la faculté de lettres où elle fréquente des étudiants privilégiés et non pas boursiers comme elle. C’est l’avortement clandestin qu’elle a subi toute jeune[2]. C’est aussi sa belle-famille qui lui reprochait d’écrire et de négliger les tâches ménagères.

Avec innocence, bonheur, courage, Annie Ernaux explore sa mémoire et nous la restitue d’une manière puissante, féministe et universelle.

Michèle Robach

¹Prix Renaudot, 1984
²L’événement, Gallimard, 2000. Un film a été adapté par Audrey Diwan en  2021, récompensé par le Lion d’Or de  la Mostra  de Venise.

©GallimardLe volume Écrire la vie paru chez Quarto Gallimard en 2011 contient les titres suivants : Les armoires vides – La honte – L’événement – La femme gelée – La place – Journal du dehors – Une femme – Je ne suis pas sortie de ma nuit – Passion simple – Se perdre – L’occupation – Les années. 

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