Une enfance ballottée entre la Russie et le Tchad avant l’arrivée en France où tout devient possible. Koussee nous raconte la formidable ascension professionnelle d’une « femme, noire et jeune ». Son secret ? Reconnaître sa chance, travailler dur et saisir les opportunités.
Un avenir sans perspective
Son père et sa mère se rencontrent à Moscou pendant leurs études. Lui, Tchadien, orphelin, fait partie des jeunes Africains méritants à qui le régime soviétique a offert une bourse d’études. Elle, fille de mineur en Ukraine, excellente élève, se destine à être chimiste. Ensemble ils ont deux enfants, Koussee et sa soeur aînée. Une fois diplômé, son père rentre au Tchad. Les deux soeurs restent à Moscou avec leur mère le temps qu’il s’installe. « C’était une période particulière. Ma mère, restée seule en Russie, pays qui exprime assez facilement son racisme, est reniée par sa famille. » Koussee et sa soeur ont respectivement 6 et 9 ans lorsqu’elles retrouvent leur père à N’Djaména après quatre ans de séparation. Elles vont à l’école publique où il y a 100 enfants par classe et y apprennent le français qu’elles parlent avec leur père, tandis qu’elles continuent à parler russe avec leur mère et entre elles. Très vite la relation entre leurs parents se détériore.
S’ils vivent dans une grande maison, c’est avec peu de moyens. Leur père est prof et leur mère, ne pouvant exercer son métier de chimiste, devient couturière pour les expatriés. « On voyait notre mère malheureuse. Avec ma soeur, nous avions le sentiment d’un avenir étriqué, sans aucun champ des possibles, que ce soit au niveau académique ou professionnel. Et l’âge du mariage approchait ! Avec cette perspective, tout nous paraissait encore plus fermé. » Un matin, les armées rebelles avancent sur le territoire et entrent dans N’Djaména. C’est l’occasion… L’armée française évacue tous les étrangers. Elles prennent quelques maigres affaires (des bijoux, un album de timbres, 2 ou 3 habits, quelques photos, une Bible), puis l’armée vient les chercher. Elles sont finalement évacuées à minuit et partent sans avoir revu leur père. Les soeurs ont 13 et 16 ans…
« Cette évacuation, c’était réellement un jeu gagnant pour notre existence. En une journée, par un coup du sort, notre vie prenait un nouvel élan. Toutes les cartes étaient rebattues. Mon rythme cardiaque s’accélère à chaque fois que je repense à l’intensité de ce départ inattendu pour Paris. »
Devenir français
Sa mère ne souhaite pas le rapatriement en Russie ou en Ukraine. Entre temps, le Mur est tombé et la situation y est très instable. Elle décide dès leur arrivée qu’il faut rester en France, s’intégrer et, pour cela, limiter les contacts avec les communautés tchadienne et russe. Elles sont hébergées toutes les trois dans un centre de rétention où elles restent plusieurs jours. Leur mère reprend contact avec les Français qu’elle connaissait au Tchad, dont un homme qui accepte de les héberger à Paris, puis embauche leur mère comme aide-comptable au sein de son entreprise. Un mois après son arrivée, Koussee entre au collège en 3ème. Elle se familiarise avec les codes en fréquentant ses amis et leurs familles. « Il y avait plein de petites choses à apprendre en matière de culture, de comportement, d’habillement. » Elle travaille beaucoup, ce qui lui permet d’accéder à un bon lycée parisien où elle rencontre de nouvelles amies qui postulent pour une prépa. Elle suit leur exemple et intègre l’ESCP. « Je me suis sentie Française le jour de ma remise de diplôme qui m’a procuré une grande fierté, même si je n’ai eu la nationalité qu’ensuite après dix ans de séjour. » Le champ des possibles s’ouvre à elle !
« En terme d’intégration, il y a des éléments culturels subtils qui m’ont porté préjudice dans le monde du travail. L’entreprise en France valorise le dynamisme, le mordant. Le fait de marcher sans se presser, ce qui est commun au Tchad, est assimilé ici à de la nonchalance. Je me force donc à marcher vite dans les couloirs ! Respecter ses aînés, ne pas les interrompre lorsqu’ils parlent, est une valeur forte au Tchad. Ici, cela me fait passer pour quelqu’un de pas assez challengeant ! »
Ouvrir des opportunités
Consciente de la chance qu’elle a eue par rapport à ses amis et sa famille au Tchad, comme en Ukraine, Koussee affirme que la moindre des choses était de ne pas ruiner cette chance. Pour elle, « ce qui est précieux, c’est d’avoir des opportunités et la possibilité de les saisir ». La jeune femme travaille maintenant depuis 20 ans. Mariée, un enfant, elle a fait carrière dans le marketing chez Danone, puis Pernod Ricard, avant de monter sa propre société, puis de réintégrer des grands groupes. Koussee regrette le manque de diversité en entreprise. « Ce n’est pas qu’un problème d’embauche, mais de rétention des profils issus de la diversité. Avec 20% d’accueil en plus, on y arriverait. » La jeune femme pense qu’il y a encore beaucoup de choses à faire dans ce domaine où il faut accélérer la prise de conscience. À son niveau, lorsque des postes sont ouverts, elle tient à inclure des CV issus de la diversité dans ses équipes. « Ces CV sont hélas encore peu retenus, mais la persévérance et les prises de conscience sont des clés pour changer progressivement la donne. »
Koussee est à chaque fois étonnée de l’émotion que ressentent certaines personnes issues de la diversité lors de ses promotions (directrice marketing ou plus tard directrice générale). « J’ai eu à chaque fois des témoignages et des félicitations vraiment touchants. Ça va clairement au-delà de ma personne, car beaucoup ne me connaissent pas personnellement. Je représente dans ces moments-là bien plus que moi-même ! »
Marie-Hélène Cossé