Sont-ils comparables ? Il paraît que Barbe-Bleue n’était pas si cruel que cela¹ et qu’il était même plutôt un peu « couillon », se laissant dépouiller par sa septième épouse infidèle² qui organisait des fêtes libertines dans son splendide château dont elle finira par hériter. Le fameux « Anne, ma sœur Anne » serait donc plutôt un complot ourdi par la belle-famille qu’un appel au secours. Un peu comme nos néo-féministes actuelles qui tissent leur toile autour du satanique Picasso³ versus Sainte Frida Kahlo…
Huit femmes donc…
Parmi tous les livres parus cette année pour le cinquantième anniversaire de la mort du peintre, le livre « Picasso. 8 femmes »4 de Laurence Madeline5 redonne leur juste place à chacune des compagnes du peintre et appelle elle-même à la prudence. Concernant les accusations de violences physiques et de viol, « il faut des preuves », insiste-t-elle, « je suis féministe, mais aussi une historienne au travail » et certains témoignages peuvent être sujets à caution. Laurence Madeline a fait un vrai travail de fond, surtout pour les premières compagnes de Picasso et ce n’était pas facile avec Germaine Pichot, Fernande Olivier ou Eva Gouel. Ces femmes de l’ombre ont un côté obscur. Elles changent aussi facilement de nom que de vie. Il faut dire que cette dernière n’a rien de rose. Mari violent. Enfant illégitime. Domicile précaire. Bref, elles ont connu le pire avant Picasso qui a dû leur sembler bien supportable à côté et elles ont le même âge que lui.
C’est ensuite seulement que les écarts vont se creuser. Le lecteur un tant soit peu informé n’apprendra pas grand-chose qu’on ne sait déjà sur Olga (éternelle Madame Picasso et ennuyeuse à mourir), Marie-Thérèse (séduite à 17 ans mais précisons que la majorité sexuelle était à 13 ans à l’époque), Dora (qui exercera une grande influence politique sur lui), Françoise (la femme qui dit « non » comme elle nous l’expliquera en long, en large et en travers et pas la première à l’avoir quitté, Fernande l’avait précédée) et Jacqueline (qui l’a quasiment séquestré à la fin de sa vie).
Un homme archaïque et génial
Bien sûr que Picasso est un homme du XIXe siècle venant d’une Espagne arriérée et corsetée par la religion notamment, mais il a fait vivre au XXe siècle sa révolution artistique et l’a fait rentrer dans la modernité. Une vie de plus de 90 ans peut-elle être linéaire ? On ne peut pas juger Picasso au prisme de notre regard de 2023. Sur quels critères juger une œuvre d’art ? Uniquement sur le critère moral ? C’est comme si l’œuvre d’art ne pouvait être vue et appréciée que si son contenu et son auteur sont moralement irréprochables. Une telle position ne conduirait-elle pas à vider les musées et à raser Versailles ? Doit-on rappeler la différence d’âge entre Léonard et Salai, son « assistant » polyvalent et héritier. Doit-on céder aux sirènes de la « cancel/woke », culture venue des États-Unis et qui nous rattrape à grand pas ? Ne vaut-il pas mieux revoir, avec une prudence d’historien, la manière de présenter l’artiste et d’informer le public ? Voir les femmes de Picasso non pas seulement comme des muses ou des modèles, mais comme de véritables partenaires qui contribuèrent à porter l’œuvre de l’artiste à la postérité inouïe que nous lui connaissons aujourd’hui. Sans oublier l’héritage fabuleux qu’il a laissé à tous ses descendants…
Picasso a dit « Qu’est-ce qu’elle fera la peinture quand je ne serai plus là ? Il faudra bien qu’elle me passe sur le corps ! » C’est ce qu’elle est train de faire, mais il ne faudrait pas qu’elle oublie ce qu’elle lui doit.
Anne-Marie Chust
¹Anatole France « Les sept femmes de la Barbe-Bleue » paru en 1909 et analyse du conte de Perrault.
²Cf. Bruno Bettelheim, psychanalyste.
³Podcasts et sites, dont l’un s’intitule « Picasso = Grosse merde ! », fleurissent…
4Paru aux Éditions Hazan (avril 2023).
5Conservatrice en chef du Patrimoine.
À votre agenda : « Picasso, dessiner à l’infini » – Centre Pompidou – du 18 octobre 2023 au 15 janvier 2024.
Photo : Portrait de Françoise, 20 mai 1946, crayon graphite, crayon trois couleurs et fusain estompé sur papier à dessin vélin, 66,5 × 50,8 cm (détail) – © Succession Picasso 2023, photo © Dist. Rmn-Gp, © Musée national Picasso-Paris
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