Née à Berlin en 1917 d’une grande famille juive assimilée, gazée à Auschwitz en 1943 à 26 ans à peine, Charlotte Salomon est une véritable météore de l’histoire de l’art. En l’espace de deux ans, elle produit son oeuvre –« quelque chose de vraiment fou ou singulier¹ »- dans l’urgence d’échapper à la tourmente de l’histoire. Exposée au Centre Pompidou fin 1992, deux beaux romans lui sont consacrés, Charlotte, la jeune fille et la mort de Bruno Pedretti (2006) et Charlotte de David Foenkinos, (Prix Renaudot 2014).
Une lignée suicidaire
Charlotte manifeste très tôt un talent pour le dessin au point d’intégrer l’Académie des Arts de Berlin, malgré le très faible quota réservé aux juifs. Elle y restera jusqu’en 1938 lorsqu’elle doit fuir le régime nazi. Elle trouve refuge avec ses grands parents maternels chez une riche Américaine d’origine allemande qui les accueille dans sa villa sur la côte d’Azur où la lumière et les couleurs l’éblouissent. Deux ans plus tard, sa grand-mère se défenestre sous ses yeux au terme d’une longue dépression et son grand-père lui révèle alors que tous les membres de sa famille du côté maternel ont mis fin à leurs jours, y compris sa mère qu’elle pensait morte d’une grippe lorsqu’elle avait 9 ans. Elle apprend également qu’elle doit son prénom, Charlotte, à sa tante suicidée par noyade à l’âge de 19 ans. Ces révélations sur la lignée suicidaire dont elle est la seule survivante créent chez elle une urgence, une nécessité impérieuse d’échapper au destin familial, de résister à la tentation d’en finir. Dès lors, elle entreprend la grande œuvre artistique de sa vie : « Leben ? oder Theater ? » (« Vie ? ou théâtre ? »)
Une œuvre autobiographique avec une dimension cinématographique
Son oeuvre se compose de 781 gouaches qui retracent l’histoire de sa famille et sa propre inscription dans celle-ci. Les dessins sont réalisés à partir de trois couleurs primaires² et sont accompagnés de textes ou de dialogues, soit sur des feuilles de papier calque intercalé, soit directement inscrits sur le dessin. S’y ajoute une série de références musicales, l’ensemble se lisant comme un roman graphique.
« C’est la mélodie qui vient en premier. Puis le texte et elle chante le texte sur la mélodie jusqu’à ce que la feuille lui semble achevée. » Voilà comment Charlotte décrit son travail en parlant d’elle à la troisième personne.
Les premières feuilles démarrent par le suicide de sa tante en 1913, avant sa naissance, puis s’ensuit l’histoire de chacun des membres qu’elle décrit de son point de vue. Elle reproduit parfois des évènements tragiques qui affectent les juifs comme la Nuit de Cristal³ mais d’une manière froidement descriptive. Au début, son style est illustratif, précis et puis la suite est davantage rêvée, enlevée, comme si elle avait compris quel était son style d’après l’artiste plasticien Christian Boltanski, grand admirateur de son talent. Pour d’autres, elle exécute à la hâte, pressentant sa fin tragique qu’elle semble avoir anticipée et présagée.
Une fin dramatique mais une œuvre d’opérette
En 1943, Charlotte se marie avec son compagnon et trois mois plus tard, ils sont arrêtés en France et déportés à Auschwitz où ils seront exterminés dans les chambres à gaz alors qu’elle est enceinte de quelques mois. Ce n’est qu’en 1959, au moment de la publication du journal d’Anne Frank, que son père en possession des gouaches décide de les révéler au grand jour. Elles sont aujourd’hui conservées au Musée historique juif d’Amsterdam. « Leben? oder Theater? » est présenté par Charlotte Salomon comme une opérette. Elle fut habitée par la musique. Elle fredonnait en dessinant et ses pages sont pleines de références musicales (Weber, Gluck, Bizet, Bach, Schubert et même des chansons populaires). Alors que tous les événements relatifs aux persécutions, aux arrestations, à la guerre et à sa propre histoire la plongent dans une crise profonde où la tragédie familiale se conjugue aux désastres du monde, elle entreprend de transformer son trauma en quelque chose de tout à fait extraordinaire.
Lorsqu’elle confie ses gouaches à un ami proche, peu avant son arrestation, elle implorera : « Gardez les bien, c’est toute ma vie ! » Et cette vie se prolonge dans l’éternité. Charlotte for ever.
Michèle Robach
¹Selon sa propre expression.
²Outre le blanc, rouge vermillon, jaune moyen, bleu outremer sur un format de petite taille (dit quart-raisin).
³Pogrom contre la population juive d’Allemagne dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938.