Nelly Arcan ou la putain magnifique

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Les femmes qui n’eurent peur ni de la honte, ni de leur ombre, ni de l’opprobre, payèrent le prix fort pour nous livrer un monde nouveau, transgressant les vérités que nous assène un univers structurellement masculin. Nelly Arcan est l’une d’entre elles. Les Éditions du Seuil viennent de rééditer Putain, son premier ouvrage.

Quatre romans en huit ans

Ses livres, son style sont hors du commun. À son image, sans pitié, truculente, déchirée par ses propres contradictions autant que par celles qui régissent ce monde occidental, – tranquillement oserait-on dire, tant elles désignent surtout une moitié de la population. Nelly Arcan osa fixer la réalité brute, sans ciller. Son oeuvre à la fois fictionnelle, autobiographique, écrite sur le mode du ressassement, est incontestablement une oeuvre littéraire. Du reste, personne ne s’y trompa ! Publié à la rentrée 2001, il fut aussitôt nominé pour le Prix Médicis et le Prix Fémina. Les médias eurent beau tenter tantôt de le qualifier d’ « inclassable » ou de pornographique, le roman fut reconnu pour ce qu’il était, de la même façon que l’on différencie un cri d’un rire.

« Si elle n’avait pas été « modèle », elle aurait pu être Cendrillon peinant dans ses haillons¹. »

Écrit presque d’un seul trait, par dérives et par associations, il mêle le récit d’une jeune prostituée au corps tout entier de la femme dans le monde moderne. Roman prophétique si l’en est – du corps sexué, « pornographié » de la femme occidentale d’aujourd’hui comme seul référant ou échappatoire à la solitude générale ou plus stupidement encore : à l’effroi inhérent à l’« être ». Comme si le monde masculin, après tant de luttes et de révolutions, se réveillait avec une gueule de bois. Comme si la femme après tant d’exploits leur avait usurpé l’effet de surprise. « Être » ? Mais sous quel corps ?

Escort Girl

Née Isabelle Fortier dans la petite ville de Lac Mégantic, Nelly Arcan a grandi dans une famille très quelconque du Québec d’une mère découragée, mal aimée et d’un père égoïste au penchant très prononcé pour le péché et sa condamnation, jouissif autant l’un que l’autre… Elle quitte à 18 ans les paysages glacés de son enfance pour l’éclat citadin de Montréal. Pendant ses études de littérature qui aboutiront à un Mémoire sur le célèbre cas du « névropathe » Daniel Paul Schreber (L’homme qui se croyait la femme de Dieu…), Nelly Arcan se vend, via une agence d’escorte, dans un coquet appartement, où défilent pêle-mêle des clients avides. Nelly Arcan se pendra un jour clair de septembre 2009, à 36 ans.

« Même en fuyant très loin pendant toute une vie, rien ne nous fera oublier la dévastation de qui a uni la putain à son client, rien en fera oublier cette folie vue de si près qu’on ne l’a pas reconnue². »

Gaussée à la télévision

Invitée pour son troisième roman à Tout le monde en parle, talk show très suivi de la télévision canadienne, Nelly Arcan qui défiait les écrans, le monde guindé de la littérature, le corps des femmes, qui défiait les cieux, n’obtint dans sa petite robe noire pas le moindre regard honorable – on se gaussa, on regarda, au décolleté, si l’offre était toujours en cours… Deux ans plus tard, il n’y avait plus personne auprès de qui se faire pardonner… Ardisson, dans une émission française au même titre, avait déjà pour son premier roman, inauguré ! En re-visionnant l’émission, il faut serrer les dents pour ne pas hurler. Il faut la voir se débattre. Car, on y rit aussi, à gorge déployée.

Une œuvre sans fard

Nelly Arcan était une écrivaine à part. Son talent est sa chute, sa force est sa vérité, brillante, lacérante, étonnante, foudroyante, vérité dont il est difficile de tenir le regard tant elle aveugle. Les romans suivants, Folle, À ciel ouvertParadis clef en main, transfigurent, défigurent, masquent ou démasquent le corps de la femme. Tout le monde en prend pour son grade. Sans faire preuve de honte, sans l’omettre non plus, sans mensonge surtout. Pas un seul ! Oui ! Nelly, notre « sœur », notre « semblable » comme le disait avec émotion Nancy Huston pour paraphraser au féminin Baudelaire, tu nous laisses une œuvre sans fard, toi qui aimais tant te dissimuler derrière la beauté, qu’elle qu’en fût le prix ; une œuvre où la réalité pure, totale est si pleine qu’elle nous détourne un jour, un instant, à chaque page, du temps qui creuse nos corps.

Burqa de chair est son dernier salut. Ouvrage posthume, il est constitué de nouvelles, dont l’une devait aboutir à un livre, La Robe, et dont une autre, La Honte, est le récit de ce continuum qui génèrent sans fin des formes désinvoltes d’avilissement social, public, médiatique ou informatique, fabriquant à la chaîne des femmes aussi belles qu’irréelles, aussi creuses et jeunes que vendues.

Un Colloque international, organisée par la prestigieuse EHESS, vient de lui être consacré à la Maison de la Poésie. Voilà donc enfin Nelly Arcan reconnue pour ce qu’elle est : une écrivaine à l’égale de tout autre écrivain qui, lorsqu’il reconnaît l’abîme, sait le nommer, au risque – pour une femme –  d’affronter la risée macabre, le dédain, la moquerie, pour terminer le plus souvent dans l’oubli. Ainsi, se sont effacés les noms de tant de grandes dames qui ont voulu espérer… Nelly Arcan a crié sans doute si fort que l’oubli de frousse a décampé, nous laissant sa voix intacte et la force de penser et de se dresser, sans ciller, à ses côtés.

Daniella Pinkstein
écrivaine, philologue, spécialiste des minorités en Europe centrale, 
auteure de Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles aux Editions M.E.O (2015)

¹Folle, Ed. Seuil.
²Putain, Ed. du Seuil.

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