Les femmes, pour l’immense majorité, ont construit l’histoire par la porte de service, derrière de grands salons où, sur des cartes géographiques, des bateaux miniatures s’éventraient en songe. Tandis que pour les plus chanceuses elles servaient le thé. Ce n’est pas seulement l’Histoire qui leur fut refusée jusqu’au siècle dernier. Tout leur était inaccessible, leur corps principalement, mais aussi leur tête, leur destin – et même leur premier cri appartenait déjà à un autre. Mais dans la cavalcade de la dite marche du « monde », elles furent toujours en première ligne, pénitentes et silencieuses. La marche continue, et si l’on se croit ici libérée ou presque, là-bas, pas si loin, des femmes continuent au Congo, Yémen, Afghanistan ou Syrie, à mourir, pénitentes et silencieuses.
« Reines mages de la Perse, ravissante Circé ! Sublime Sibylle, qu’êtes-vous devenues ? Celle qui, du trône d’Orient, enseigne les voyages des étoiles, celle qui, au trépied de Delphes, donnait ses oracles au monde à genoux, – est-ce elle, mille an après, qu’on chasse comme une bête sauvage, qu’on poursuit aux carrefours, honnie, tiraillée, lapidée, assise sur les charbons ardents ? » Jules Michelet, La Sorcière
« Je porte en moi tous les paysages. J’ai tout l’espace voulu. Je porte en moi la terre et le ciel. » professait Etty Hillesum dans Une vie bouleversée. Moins la parole des femmes avait valeur de fait, moins leur être prouvait de leur existence dans l’effroi des crimes ou des renversements de régime ou d’Empire, plus elles s’accrochaient à penser l’humanité. Les femmes, en marge du monde économique, littéraire, universitaire- dans l’ourlet, disait Jane Austen- ont, dans cet exil forcé, appris à leur corps défendant, à n’écouter que leur conscience ou leur « démon ».
« Bâtir son bonheur sur la carcasse d’autrui – Je ne peux pas. Je ne suis pas un vainqueur. » Marina Tsvetaïeva, ignorée du monde parisien (masculin bien sûr, à 99% !), certes productif entre les deux guerres, mais infatué, comme toujours – et dont pourtant 14 ans durant, elle tentera de convaincre du talent de ses écrits, restera malgré le mépris, l’indifférence, le rejet, l’une des plus grandes consciences du XXème siècle – sans baisser ni les yeux ni l’échine.
Les femmes usent souvent du roman, laissant croire aux vainqueurs que l’Histoire leur appartient toujours. Dans cet espace du langage, elles creusent pourtant un sillon que d’autres continuent à élargir, laissant aux hommes le sérieux des invasions et des morts entassés.
« L’avenir est féminin. Je dis ça un peu tristement parce que j’aimerais bien qu’il soit de deux genres, mais je crois qu’il est féminin. Les hommes sont malades de cette maladie-là, la virilité, encore et encore. » Rien ne dément, hélas, Marguerite Duras (Le monde extérieur).
Quatre siècles durant, les femmes subirent des sévices, surpassant l’horreur : barbarie de la dite « chasse aux sorcières » qui perdura au-delà de la Renaissance – pourtant si éclairée- dans une profanation exaltée du corps de la femme et de son destin. La haine des femmes pour justifier la frustration de n’être maître ni de la création, ni de la vie, ni de la mort, ne leur suffisait pas. Non, il fallait aussi la dégrader dans une violence annonçant ce que les hommes allaient, dans un même entrain pulsionnel, faire de cette Europe tout au long du XXème siècle. L’hystérie, les maladies mentales dont son utérus était le vecteur perpétua le salut monumental du mépris assermenté. Et pourtant, elles sont toujours là, dignes. Ces femmes qui parlent à d’autres. « Je vous reconnais comme toutes les femmes » disait encore Tsvetaïeva; ces femmes qui se passent le relais en chuchotant, nous sommant d’être parmi les événements les filles de nos filles, d’une femme à l’autre.
« Je vous en supplie faites quelque chose, apprenez un pas, une danse, apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie. » Charlotte Delbo, Auschwitz et après
Aujourd’hui, en Iran, en Argentine, au Libéria, en Bosnie, en Israël, en Amérique, au Guatemala, en Inde, des femmes se lèvent, marchent à contre-sens de l’Histoire monstrueuse qui semble avancer avec fracas. A l’instar des prophétesses, sans intermédiaire entre elles et le ciel, elles nous convoquent devant la destinée humaine à laquelle nous devons appartenir, impérieusement. Et pour reprendre Pascal, « Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là… »
Daniella Pinkstein
Écrivaine, philologue, spécialiste des minorités en Europe centrale,
auteure de Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles aux Editions M.E.O (2015)