Yann et Marguerite, amants d’une immuable royauté

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Des journées entières dans les arbres n’est pas seulement le titre merveilleux d’une pièce de théâtre de Marguerite Duras, mais pourrait aussi incarner le monde fusionnel, aérien et abrupt, vers lequel l’écrivaine hissa son amant, Yann Andréa – Jeune homme mystérieux, qui s’enfonça à son décès, peu à peu, dans le néant et qui fut retrouvé mort, un jour d’été 2014, quelques mois avant le centenaire de la naissance de celle qu’il avait aimée, les pieds au-dessus du sol, à chaque mot, à chaque mot d’elle touché par l’éternité.

Écrire, dit-elle

Une femme, Marguerite Duras, venue de nulle part ou presque, dans les tréfonds de l’Indochine, allait asséner un coup violent et fatal à la vision du monde dans lequel entrait l’après-guerre. Jamais aucun écrivain femme n’avait écrit à la fois avec une telle acuité, mais aussi avec une telle violence hantée. Comme si soudain, toutes les femmes, toutes, depuis le dit péché d’Ève, en passant par les prétendues sorcières brûlées à chaque inquisition, oui !, comme si toutes celles qui avaient lutté en vain, comme sa propre mère, contre les marées montantes, parlaient en son sein. Combien d’abysses, combien de mers rouges furent traversées ? On n’ose y songer, connaissant aujourd’hui son penchant aux excès.

Yann, un jour d’été 1980

Les seize dernières années de sa vie – éprouvantes, avinées, désintoxiquées, désespérées, absolues et totales, comme elle l’était dans tout – furent partagées aux côtés de Yann Andréa. Car, ainsi fut-il nommé, du prénom de sa mère, par Marguerite qui au fond ne cessa jamais de le nommer, ou de le désigner, dans les romans qui suivirent leur rencontre. L’été 80 préfaça leur premiers pas mêlés, pour l’un qui n’avait que vingt-huit ans, pour l’autre qui en avait déjà soixante-six et que la renommée, la force de lutter tenait en équilibre ce mois-là sur un bord de Manche.

Cet homme-là

Quand on y pense, on ne sait rien de lui. Son premier ouvrage M.D ne donne aucune indication, au contraire. Il passe au mieux pour un individu interlope, au pire pour un grand masochiste. Ses ouvrages étonnent ou informent sur celle qu’il n’a cessé de vouvoyer, c’est vrai, mais ne laissent en revanche rien voir de lui. Rien qu’un grand ciel, où tout s’enfonce dans une égale souffrance. Ardisson, jamais à court de parodique dédain, l’avait dans Tout le monde en parle interviewé pour Cet amour-là, ouvrage dédié à sa relation avec Marguerite Duras, décédée trois ans plus tôt. Pénible souffle qui sort à peine de Yann Andréa, lui qui savait pourtant tout de ce qu’il restait encore à dire, à nous dire de Marguerite Duras et du legs qu’elle nous abandonnait.

Yann Andréa Steiner

Qui es-tu Yann Andréa ?¹ vient d’être publié, par celui qui est resté un ami, Thierry Soulard, malgré les années, les séparations et les douleurs. Pour la première fois, un vrai tribut lui est enfin consacré. À ce jeune homme jamais complètement égaré, mais qui le 3 mars 1996² ravit aux ténèbres, son insatiable épouvante.  À la lecture de cet ouvrage, on comprend tout : l’immense élégance de Yann Andréa, sa personnalité et sa sensibilité hors du commun. Son impénétrable mystère se meut, page à page, en un personnage à la mesure et à la force de celle à qui il consacra, jusqu’à son dernier souffle, ce nom auquel il avait cédé, sans plier.

« Tu t’émerveillais de la vie, des personnes que tu croisais, des contradictions que tu relevais chez les uns, chez les autres. Tu aimais les gens dans le cours ordinaire de leur existence. Tu savais voir au de-delà de toute apparence… » Thierry Soulard

Alors, tout s’éclaire soudain, la perspicacité de ses pensées jaillit comme d’insurpassables fulgurances, et sa présence se fait absolue, pour que l’écriture toute puissante de Marguerite Duras rejoigne sans nulle digue, ni obstacle l’esprit du monde « Je relis encore une fois la page 9 et dans l’espace blanc qui cerne le papier je découvre l’infini du mot aimer à l’endroit d’un affleurement entre deux phrases. »³ Don votif que l’immense Yann Andréa a fait à un dieu humain et dont Thierry Soulard nous livre le portrait dans toute son émotion. Pour que l’amant et l’amante demeurent désormais tous deux « d’une immuable royauté »³.

Daniella Pinkstein
Écrivaine, philologue, spécialiste des minorités en Europe centrale, 
auteure de Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles aux Editions M.E.O (2015)

¹Qui es-tu Yann Andréa ? de Thierry Soulard (Éditions des Busclats, 2017)
²Jour de la mort de Marguerite Duras.
³Cet amour-là de Yann Andréa (Pauvert)

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