Nos bibliothécaires¹ nous font partager six destinées de femmes convaincantes, émouvantes, tout en frémissement, issues de la rentrée littéraire de septembre. Des héroïnes, fictives ou réelles, aux origines diverses, qui ont fait le choix de vivre leur vie malgré les conventions, les violences… avec en point commun la quête d’une liberté. À travers ces femmes, c’est aussi le portrait d’époques différentes faites d’émancipation et de bouleversements.
♦ La femme qui reste d’Anne de Rochas (Les Escales, 462 pages, €20,90, août 2020)
Pour son premier roman, Anne de Rochas met en scène le personnage de Clara qui n’a qu’une idée : intégrer le Bauhaus. Tout commence en 1926. Clara rencontre son directeur Walter Gropius. À la question posée par ce dernier « Que cherchez-vous, mademoiselle ? », elle répond « une vie ». C’est ainsi qu’elle va intégrer cette école prestigieuse. Recrutée comme tisserande, elle va partager avec deux autres étudiants, Théo et Holder, l’effervescence artistique, la créativité de la modernité. Des débuts de Clara dans les années 1920 à la chute du mur de Berlin, ville dans laquelle elle a choisit de rester à la veille de la seconde guerre mondiale, elle sera « la femme qui reste ». Un beau portrait de femme qui refuse les diktats de l’époque (inégalités hommes/femmes) et suit sa vie, mais c’est aussi l’histoire de cette prestigieuse école (son évolution, son organisation) où l’on croise, entre autres, Klee, Kandinsky.
♦ Betty de Tiffani McDaniel (Gallmeister, 700 pages, €26,40, août 2020)
Betty Carpenter est une « petite indienne », descendante d’un Cheerokee « née en 1954 dans une baignoire vide à pieds de griffon » qui avance dans la vie grâce aux contes et légendes de son père et à ses paroles qui agissent comme des remèdes sur les maux. Mais en grandissant, elle est confrontée à la réalité du monde des humains faite de cruauté, de racisme, de méchancetés. Toute la fratrie va connaître une vie tragique – vécue différemment par chacun des membres de la famille – où se croisent viol, inceste, silence. Comme l’écrit Tiffany Mc Daniel qui raconte la vie de sa mère sous forme de fiction, « ce livre est à la fois une danse, un chant et un éclat de lune ». Il y a en effet beaucoup d’émotions dans ce récit de 700 pages : l’auteur donne chair aux émotions ; elle plonge dans la matière humaine, corps et âme. C’est vivant et incarné, poignant. Un roman d’émancipation puissant, envoûtant porté par une qualité narrative et un style lyrique. Magistral !
♦ Buveurs de vent de Franck Bouysse (Albin Michel, 391 pages, €20,90)
Le Gour Noir est une vallée hostile où la vie s’articule autour de la centrale électrique, propriété du puissant Joyce, personnage omnipotent, cruel et pervers. Dans cette contrée, vivent trois frères et une sœur, Mabel à la beauté sauvage, qui s’amusent à se suspendre du haut d’un viaduc au moyen de cordes. Ils cherchent à fuir leur père violent et leur mère bigote. Mais une succession d’événements va bousculer l’ordre établi. D’une écriture stylée portée par un vocabulaire métaphorique, l’auteur tisse une intrigue captivante, émouvante. Une chronique sociale troublante, voire déroutante, très riche tant sur le fond que sur la forme, dont les nombreux rebondissements oscillent entre aventures proches du Western et tragédies. Un roman sombre et lumineux qui consacre le talent de Franck Bouysse.
Florence Desgranges
♦ La mer et au-delà de Yann Queffélec (Calmann-Levy, octobre 2020, 242 p.)
Il ne fallait rien de moins que la plume de Yann Queffélec pour témoigner de la vie aventureuse de son amie et complice Florence Arthaud. Ils avaient en commun l’amour des mots et des voiliers. Et la fureur de vivre. Pourtant, la vie de Florence est un défi incessant à la mort qui l’a frôlée à 17 ans. Elle va la narguer jusqu‘en 2015 ; c’est un hélicoptère qui lui fera faire son dernier voyage. Fuyant sa jeunesse dorée, les études, la famille, elle va tout laisser pour prendre le large, se soumettre aux caprices des flots, jouer avec les vents et aller au « casse-pipe ». Elle s’est imposée parmi les voileux, des compagnons rudes au franc parler, de grands rêveurs aussi. Et ces seigneurs de la mer savent célébrer joyeusement l’amitié et l’amour. Non seulement elle a du charme mais c’est une guerrière et elle va donner sa mesure : elle remporte la victoire de la Course du Rhum en 1990. La course en solitaire, c’est « se dépasser, dépasser l’horizon, et toute voile à l’horizon ». Quéffelec nous embarque très vite dans ce récit, on en prend plein les narines, et ça secoue très fort.
♦ Une farouche liberté de Gisèle Halimi – Annick Cojean (Grasset, octobre 2020, 152 p.)
On ne présente plus Gisèle Halimi, décédée en juillet dernier, dont la vie fut un combat au nom de la justice. Annick Cojean retrace dans ce récit les étapes du parcours d’une femme de conviction. Il est bon de rappeler que ce qui a été durement acquis par les féministes dès les années 60 n’est pas acquis pour toutes ni pour toujours. Originaire de Tunisie, elle se rebelle très jeune contre la société patriarcale dont elle est issue. Et veut se battre pour l’indépendance de son pays. Avec acharnement, elle poursuit ses études ; elle veut défendre les plus faibles. Avocate, puis député, elle plaide avant tout pour la cause des femmes. Elle saura s’attirer le soutien des plus puissants. Mais, loin des partis, c’est d’abord pour son association Choisir la cause des femmes qu’elle va militer. Cette devise de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience » la définit assez bien.
♦ L’intimité d’Alice Ferney (Actes Sud, août 2020, 396 p.)
Alexandre est veuf et se retrouve au cœur d’une famille recomposée : deux enfants, une voisine-nounou, une amante…. Son chagrin peu à peu s’atténue et, grâce à un site de rencontre, le bonheur est à portée de main. La concordance des sentiments est parfaite mais le projet parental n’a pas été évoqué clairement dans le couple et s’ensuit un immense malentendu. Alba ne veut pas enfanter et fait les démarches pour une GPA. Pour Alexandre la frustration est trop forte, sans compter des objections morales et de bon sens à une parentalité souhaitée, et possible, de façon naturelle. Alba va néanmoins faire des démarches et c’est l’avocate qui régit le processus. Les enjeux financiers sont en réalité au cœur de la transaction. C’est un « job » bien payé. Mais la mère biologique devient un objet sous haute surveillance, et elle ne doit surtout pas s’attacher à l’enfant. La sélection que suppose une implantation interroge sur une dérive eugéniste de la société. Il faut lire ce livre pour comprendre les véritables enjeux de ce phénomène sociétal, un fait accompli pour certains pays.
Béatrice Bothier
¹De l’association Culture et Bibliothèque Pour Tous.