Farida Khelfa, briser l’omerta familiale 

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« Mes parents n’avaient rien, ni les mots, ni l’argent, ni le statut social ». Mannequin à la double culture algérienne et française, son outil de travail était sa beauté et son intérêt pour le monde révélé grâce à la lecture, pour sortir de son carcan familial, celui que l’on déchiffre seulement à l’âge adulte.

Une enfance fracassée

Arrivés d’Orléansville, les parents et trois enfants ont pour la première fois marché avec des chaussures en cuir alors que seuls les colons en portaient, d’où leur nom les « Pieds-noirs ». La famille compta vite onze enfants, un père de plus en plus alcoolique et un surnom qui fut donné à Farida par une mère souvent démunie devant les difficultés du quotidien « Türkiya », la Turque en arabe ou « d’une féroce méchanceté », car l’Empire ottoman avait laissé une forte empreinte en Algérie. « Ma mère avait pour habitude de dire que toutes nos naissances étaient le fruit d’un viol », sa manière à elle de se construire sa légende de femme martyre. Avec un père violent et violeur, une mère à la santé fragile, ce fut son enfance française.

La déconstruction

Confiée à un oncle pendant les vacances, Farida le considérait comme un « dévoreur d’enfant », celui qui se couche sur un matelas surpeuplé en confondant caresses et chuchotements menaçants. Plongée dans une dépression sans fin, sa mère ne réagissait pas et abandonna tout instinct maternel, trop terrorisée par tout ce qui se déroulait sous ses yeux. Mais Farida prompte à se battre à l’école, avait, à côté de la violence qu’elle abritait en elle, une féroce envie de vivre. Confrontée au racisme dès l’école, c’est pourtant là qu’elle pouvait rire et oublier. Longtemps addict aux drogues pour s’anesthésier de la vie (une addiction qui dura quinze ans), il lui fallut partir pour éviter le pire et suivre le chemin de ses frères et sœurs qui avaient quitté la maison les uns après les autres.

Perdue et déterminée à la fois

En fuite avec sa carte de séjour dans la poche, elle se cache dans les toilettes du train pour rejoindre Paris. Ce sera l’hôtel à 1 franc la nuit, l’œuf mayo à 50 centimes et les nuits à danser au Palace où un certain Jean-Paul Gauthier la remarque et lui propose de défiler. Puis ce fut la vie commune avec Jean-Paul Goude, le pygmalion de Grace Jones, où elle apprit l’intimité, et la rencontre avec Azzedine Alaïa qui lui imposait des essayages des nuits entières bercés par Oum Kalthoum. Son meilleur ami Christian Louboutin lui fit rencontrer Henri Seydoux et, amoureuse en un clin d’œil, elle quitta son compagnon pour mener une nouvelle vie avec ses beaux-enfants avant qu’elle-même n’ait envie de maternité. La suite, ce seront des documentaires sur la mode, la politique et le monde arabe, des sujets qui lui tiennent à cœur. Malgré la psychanalyse, Farida a gardé toutes les séquelles de sa jeunesse fracassée. Alors que sa mère lui disait autrefois, qu’enceinte, elle effectuait des tâches très difficiles en espérant perdre cet enfant dans une énième fausse couche, un souvenir tout aussi douloureux avec ce père qui, comme elle était très grande, devait lever la tête pour la battre, ultime humiliation pour un homme.

Si l’obsession de la liberté ne l’a jamais quittée, la peur est encore aujourd’hui son unique moteur  pour regarder la vie en face. « Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas été transportée dans cet ailleurs ? Cet autre monde dans lequel je m’achemine chaque jour et où je me crée interminablement. Les liens qui nous unissent à notre enfance sont si profonds, il est si difficile de s’en défaire, qu’il faut parfois risquer sa vie à se couper des siens ».

Vicky Sommet

« Une enfance française » de Farida Khelfa, aux éditions Albin Michel (janvier 2024).

Une autre égérie de la mode, Colette Maciet, a aussi voulu témoigner de ce monde si particulier, elle qui était la première d’atelier de Coco Chanel à Yves Saint-Laurent, dans un livre de souvenirs « Haute couture » paru chez Michel Lafon (janvier 2024).

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