D’aucuns diront qu’il nous a manqué depuis deux ans, ce sourire masqué, caché, enterré, et même si certains disent qu’on sourit avec les yeux, ce n’est qu’à moitié vrai puisqu’on sourit avec tout son visage, et les yeux seuls, comme suspendus dans le vide, n’expriment pas tout le plaisir qu’on voudrait partager avec son interlocuteur connu ou rencontré par hasard. À la différence du rire qui met en mouvement tous les traits de la face et parfois même le corps, ne dit-on pas « se fendre la gueule » ou « être plié en deux » ? Le sourire, comme dit l’anthropologue David Le Breton, « serait le surgissement de l’âme sur le visage ». Le sourire veut dire beaucoup de choses, mais avec discrétion, l’ironie, le mépris, la gêne, le plaisir, et parfois il exprime aussi l’indifférence ou l’ennui. Seule constante, si l’on sourit, on exprime la sincérité de sa pensée. Pour séduire, une femme sourit, pour saluer son voisin, un sourire de politesse. Les photos d’hier en noir et blanc ne montraient pas de sourire, même sur les photos de classe, mais Kodak a lancé le mouvement dans les années 20 pour que la postérité voit comme on était heureux autrefois, et depuis, c’est à qui lance le traditionnel cheese, ou sex plus rare, pour donner la pêche à celui qui pose. En politique, même constat, avant on ne souriait pas (témoin le Général de Gaulle), mais aujourd’hui on n’imagine pas un homme ou une femme politique ne pas sourire, question marketing oblige !
Mieux encore, même les animaux souriraient, dis-je au conditionnel, du moins en a-t-on l’impression quand on voit certains chats qui se pâment d’aise en ronronnant ou les bonobos qui se feraient des blagues. Le sourire serait donc le propre de l’homme qui, sans les mots, sans les gestes, mais avec les intentions, peut ne pas faire mentir cette affirmation : « Le sourire est plus intéressant que le rire, il laisse quelque chose à deviner ».
Vicky Sommet
« Sourire : anthropologie de l’énigmatique » de David Le Breton aux éditions Métailié (avril 2022).
