Un parcours exceptionnel, une volonté hors du commun, du travail, du talent, de la patience et beaucoup de persévérance. Il fallait tout cela pour que Lucie Branco devienne tailleure de pierre et la première femme Compagnon du Devoir.
La force d’une rencontre
Hiver 1995, année de terminale, un bar du vieux Lille, le chemin d’une adolescente timide et mélancolique croise celui de quatre garçons qui « transpirent la joie ». Ils aiment leur métier (chaudronnier, serrurier, tailleur de pierre, charpentier), sont enthousiastes, heureux et fiers. Ils sont Compagnons du Devoir, une association loi 1901 (AOCDTF), dont les origines remontent au temps des cathédrales et qui a pour but de former les jeunes à travers la transmission, le voyage et la vie en communauté. Lucie aura un coup de cœur pour les tailleurs de pierre et passera les samedis de son année de terminale à la maison des Compagnons de Villeneuve d’Ascq à observer, s’imprégner de leur esprit, de leur façon de faire. Ils lui montrent comment tenir le ciseau et lui donnent ses premiers cailloux.
Elle aime l’atmosphère qui règne dans cette communauté et y découvre une aventure « sociale, professionnelle et spirituelle qui donne du sens ».
Seul hic, mais de taille, il n’y a pas de place pour les femmes chez les Compagnons du Devoir. Le seul rôle qui leur est dédié à l’époque est celui de « Mère », sorte d’intendante des maisons de Compagnons… Mais c’est sans compter sur la détermination sans faille de Lucie.
Le parcours de la combattante commence
Refus puis acceptation de sa demande de pré-stage par le Prévôt. Elle entame sa formation. Le rythme est soutenu : 6 semaines en entreprise, cours du soir et 2 semaines de formation intensives. Mais… pas d’hébergement à la maison des Compagnons car elle est une femme. Elle apprend les techniques de tracé, passe aux travaux pratiques, « écoute les cailloux ». Elle découvre la vie de chantier, le travail est dur, physique (son dos commence à souffrir), les « dérapages » sexistes ne manquent pas, mais elle est heureuse, immergée dans l’esprit des Compagnons. Son surnom ? Barbie taillant ! Cependant comment comprendre que la bienveillance des Compagnons puisse s’accommoder de la discrimination fondée sur le genre ? À la fin du stage, les Compagnons ont droit à leur cérémonie d’adoption et partent faire le Tour de France. Lucie n’a que son CAP et doit inventer son avenir : commencer son tour de France « en renard », en bref, se débrouiller toute seule.
« Mon ambition reste la même : devenir tailleure de pierre et intégrer les Compagnons du Devoir. »
L’une des trois premières Compagnons du Devoir
De chantiers (ravalements de façades, restauration de la cathédrale de Rodez…) en formations (à l’Institut de la pierre), Lucie va faire son tour de France et obtenir son Brevet Technique des Métiers Supérieur. Parallèlement, de plus en plus de femmes frappent à la porte des Compagnons. Les avis sont partagés entre la nécessité d’évolution et la difficulté de la mise en œuvre de leur intégration. Compagnonnage parallèle ou mixité ? En 2004, contre toute attente, c’est la mixité totale qui est adoptée. Les femmes vont être initiées. Dans cette lutte pour l’égalité, la sororité a trouvé tout son sens. Le 4 décembre 2004, Lucie sera une des trois premières femmes à devenir Compagnon du Devoir. Sa réception suivra en 2007, pour laquelle elle présente son « chef d’œuvre ». Au printemps 2019, elle deviendra la première encadrante des Compagnons du Devoir.
« La vie ne me fait pas peur… J’ai vaincu les traditions, les archaïsmes mais surtout ma propre censure, ma propre peur de ne pas être à la hauteur… À ce moment là, j’oublie les difficultés, les ornières, les chemins de traverse. Il n’y a que bienveillance. La famille m’accueille, telle que je suis. »
Aujourd’hui, plus de 20 ans plus tard, 27 filles appartiennent à la maison de Villeneuve d’Ascq et la promotion des apprentis maroquiniers est exclusivement composée de jeunes filles…
Agnès Brunel-Averseng
LIRE On ne bâtit pas de cathédrales avec des idées reçues – Une femme chez les Compagnons du Devoir de Lucie Branco avec Gaëlle Rollin (Editions Kero, août 2019)