« C’est pas du luxe ! »¹, vieille expression familière qui résonne encore à nos oreilles. En cette époque troublée où le luxe tel qu’il est défini dans le Larousse² n‘est plus tout à fait à l’ordre du jour, quels sont ces luxes essentiels qui, justement, « ne sont pas du luxe » et dont la pandémie nous a fait prendre conscience qu’ils étaient indispensables à notre vie ? Chaque membre de l’équipe vous révèle le sien…
♦ L’insouciance
par Christine Fleurot
Aujourd’hui a-t-on le droit encore de revendiquer le droit à l’insouciance ? Devrait-on résolument abandonner ce privilège à l’enfance et lui coller une étiquette de mauvaise réputation dès que l’on est adulte ? Loin de l’inconséquence malveillante et de l’oisiveté, loin de l’indifférence et de l’hédonisme, sans se défiler face à une réalité que le quotidien se charge bien de nous rappeler, il ne faut pas laisser échapper « ces petits luxes providentiels » : rire, se souvenir de moments heureux, rêver, espérer, chercher la beauté des choses dans l’art, la littérature, la musique, la nature… Cette quête de ce juste équilibre entre insouciance et lucidité, entre détente et responsabilité, entre jeu et sérieux n’a rien de frivole et de superflu, mais l’afficher est devenu presque incongru. Comme porter une bague de luxe dans une rue noire après minuit.
♦ Ne rien faire
par Anne-Marie Chust
Et voilà que j’applique un concept du taoïsme, le Wu Wei qui se traduit par « non action », dont il faut dire que j’en ai toujours été adepte sans le savoir, mais avant je n’avais pas le temps… N’est-ce pas la meilleure façon de gérer une situation en ne forçant aucune solution et en laissant couler ? Nous vivons dans une société qui nous incite constamment au contraire, saturés d’activités, de sensations et de pensées. Et lorsque nous ne faisons rien, nous nous sentons coupables et pensons qu’il s’agit simplement d’une perte de temps, alors que cette philosophie nous encourage à laisser les choses suivre leurs cours naturel et à s’y adapter, à attendre et regarder, car celui qui sait attendre et regarder résoudra n’importe quelle situation avec une grande facilité au moment propice en agissant avec une grande sagesse et avec une grande vitalité également, puisque nous n’aurons pas gaspillé cette dernière en actions sans importance. Bon, ça c’est la théorie…
« De la vacuité du sage survient le calme. Du calme, l’action. De l’action, la réalisation. » Chuang Tzu
♦ La tranquillité
par Michèle Robach
Puisqu’il va bien falloir vivre avec le virus, le doute, la peur, il peut être utile d’aller à l’encontre de ceux qui supportent l’incertitude sans angoisse. Les stoïciens nous ont laissé quelques pistes. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius : « Sur la force de l’âme qui convient au sage. Ne pas trop craindre l’avenir. Ce que je recommande, c’est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car ces maux, dont l’imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu’elles ne doivent ; souvent elles naissent d’où elles ne devraient jamais naître. Elles sont excessives, chimériques, ou prématurées. » Bref : carpe diem. Rien ne sert de se ronger les sangs en attendant une contagion hypothétique selon Sénèque. Cessons d’être geeks en matière de suivi de l’épidémie et d’espérer faire avancer la recherche avec nos propres courbes. Concentrons-nous sur le présent et les activités qui nous divertissent, telle est la voie de la tranquillité selon ces philosophes
♦ Le temps
par Marie-Blanche Camps
Le temps semble avoir pris toute sa place dans nos journées confinées. Une nouvelle vision s’ouvre ainsi à nous. À la maison, en télétravail ou pas, le besoin de savoir l’heure qu’il est s’estompe peu à peu. En même temps, le temps semble élastique, les jours se ressemblent, les nuits se succèdent et le calendrier s’efface peu à peu. Après des années, des mois ou des semaines de : « je n’ai pas le temps », j’ai maintenant tout mon temps… Peu importe le temps qu’il fait, le moment est propice à appréhender le temps autrement : temps partagé, partiel, choisi, réel ou universel… Il est temps de ne plus perdre son temps. Car prendre son temps, être dans le temps ou être de son temps, nous permet de temps en temps de passer le temps avant d’avoir fait son temps. Pour lutter contre la fuite inexorable du temps, faisons le pas maintenant entre « avoir le temps de faire » et « avoir le temps d’être ». Le temps, quel beau cadeau infini !
♦ Le silence
par Marie-Hélène Cossé
Je parlais souvent ces dernières années de la « violence urbaine » qui me pesait sans savoir qu’il s’agissait en fait du bruit permanent dans lequel la vie citadine nous fait vivre et du silence auquel j’aspirais pour pouvoir penser en paix et me ressourcer. Bonne nouvelle que celle de découvrir qu’il existe des solutions moins extrêmes que celle de partir marcher seule 71 jours sur le Chemin de Compostelle en 2019³ ou de vivre deux confinements en 2020 afin de retrouver le silence, cette denrée devenue rare, un vrai luxe ! Au-delà des séjours en silence4 dont l’offre fleurit en France où sont créés des espaces et des expériences humaines pour se reconnecter à soi et se ressourcer grâce au silence et à la nature, on peut aisément imaginer que le mouvement peut être importé dans l’entreprise, à l’école et pourquoi pas à la maison en proposant régulièrement d’adopter en famille une heure de silence loin de toute connexion digitale. Cultivons ces moments suspendus une fois la pandémie derrière nous !
♦ Parler avec le regard
par Vicky Sommet
À défaut de sourire, grimacer, bouder ou actionner nos zygomatiques, masque oblige, nous pouvons, sans le savoir, parler avec nos yeux et quel luxe ! Le regard coquin, le regard malin, le regard provocateur ou le regard consterné, on peut tout dire, pupilles écartées, iris profond ou cils sensuels, car tout participe de notre ressenti. Alors ne me regardez pas comme si je rêvais à voix masquée, je l’ai testé, notre regard en dit bien plus que vous ne pensez, faut-il encore avoir des choses à exprimer ou est-ce que cela aussi a déjà disparu de votre comportement quotidien, communiquer avec autrui ? À bas les mots, les intonations, les voix suaves ou les paroles en l’air ! Reste une solution pour vous entraîner : aller voir l’ophtalmo qui vous dira pendant l’auscultation « Ouvrez grand les yeux et regardez-moi ! ».
¹Être nécessaire, indispensable, à tout le moins bienvenu.
²Ce qui est coûteux, raffiné, somptueux. Environnement constitué par des objets coûteux, manière de vivre coûteuse et raffinée.Plaisir relativement coûteux qu’on s’offre sans vraie nécessité.
³71 jours la tête dans les étoiles, carnet de voyage du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle.
4Silence Experience, mouvement de Jeanne Dujardin.