La promotion 2019-2020 de l’ENA s’appellera Hannah Arendt ! C’est rendre hommage à celle qui a toujours refusé de se laisser assigner une identité unique. Ni de gauche ni de droite, ni totalement historienne ni totalement philosophe, car refusant de séparer la pensée de l’action, cette théoricienne politique, admiratrice d’Albert Camus, s’est imposée comme l’une des grandes figures du XXème siècle. Dans l’après-chaos, sa réflexion sera incontournable au sein du débat sur le destin des démocraties.
La vie d’une réfractaire
Née à Hanovre en 1906 au sein d’une famille juive progressiste, Hannah Arendt entreprend de brillantes études de philosophie à l’université de Marbourg où elle suit en 1924, le séminaire de Martin Heidegger pour qui elle conçoit selon ses propres termes, une « inflexible dévotion envers un être unique ». Ce fût une passion brève, mais transgressive. Elle avait 18 ans et lui près de 50, il était le maître, elle son étudiante, elle était juive lui catholique, mais surtout en 1931 il recommandera la lecture de Mein Kampf et va exclure des étudiants juifs de ses séminaires. Cette relation avec son professeur qui va devenir un symbole de la nazification de l’Allemagne va faire couler beaucoup d’encre. Hannah met toutefois rapidement un terme à cette relation et en 1926, se rend à Heidelberg pour travailler avec le philosophe Karl Jaspers sur sa thèse¹.
« C’était un homme avec des idées neuves. Il a compris qu’elle était capable de saisir sa pensée et cela les a liés jusqu’à la fin. » Margarethe von Trotta²
Le chemin de l’exil
En 1930, le NSDAP (parti nazi) devient la deuxième force politique du pays et amène Hitler au pouvoir en janvier 1933 dans un contexte de crise économique et sociale exceptionnel. Le monde bascule dans la barbarie et Arendt fuit l’Allemagne. Elle rejoint Paris, s’engage dans des actions de secours de juifs, puis après une semaine d’internement dans le camp de Gurs d’où elle parvient à s’enfuir, part pour New York où elle va très vite travailler comme enseignante, journaliste et se consacrer à la rédaction des œuvres qui l’ont rendue célèbre. C’est la deuxième partie de sa vie. Alors que l’existence des camps d’extermination des juifs est peu à peu révélée à partir du début de 1942, Hannah prône l’amour du monde, « amor mundi ». Il faut retrouver la capacité d’aimer le monde. L’action devient encore plus le sens de sa pensée. Elle obtiendra la nationalité américaine en 1951, mais l’Allemagne continue de la hanter. Elle y retourne en 1949 et revoit Heidegger³.
Son combat le plus dur
En 1961, Arendt est envoyée par le New Yorker pour couvrir le procès d’Eichmann, le logisticien en chef de la « solution finale » mise en place par les nazis à partir de 19424. Ce procès eut un retentissement énorme et fit entrer la Shoah dans l’Histoire5. Arendt qui rédigera un essai en 1963 « Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal », est d’emblée frappée par la disproportion entre l’atrocité des crimes commis et le caractère insignifiant de l’accusé. Selon elle, Eichmann n’est ni un monstre, ni un fanatique, ni un pervers. Il se caractérise plutôt par une extraordinaire superficialité. Mais son essai déclenche une violente controverse, essentiellement autour de l’expression même de « banalité du mal ». On crut qu’elle cherchait à minimiser le crime le plus horrible commis dans l’Histoire. Alors que pour elle, Eichmann révèle au contraire une criminalité inédite apparue seulement au 20e siècle avec les systèmes totalitaires. La normalité de son auteur ajoute au contraire à son horreur. Elle souligne un paradoxe tragique puisque c’est la révélation de banalité de l’homme qui va au contraire rendre le crime monstrueux.
Eichmann n’est pas un bureaucrate ordinaire qui obéit aux ordres, comme il a essayé de le prétendre. Dans son premier essai, « Les Origines du Totalitarisme », elle décrit la nature particulière du bureaucrate dans un tel système : loyal, zélé, mu par la seule volonté de répondre aux ordres du Führer, assimilant sa propre volonté à celle de Hitler. Eichmann était plus qu’un simple rouage qui obéit, selon Arendt. Il méritait sa condamnation pour ses crimes contre le peuple juif, contre l’humanité et pour ses crimes de guerre.
Par la suite, elle se retire dans son appartement d’Upper Riverside, quartier à New York des juifs exilés. Là, elle sera entourée de sa « tribu », les amis de son exil à Paris, ceux des années 30 et Mary McCarthy, romancière américaine qui fut très proche. Margarethe von Trotta a très bien représenté Arendt dans son film : concentrée, étendue sur son sofa, fumant en regardant le plafond. Mary McCarthy dira d’elle : « C’est la seule personne que j’ai regardé réfléchir. »
Michèle Robach
¹« Le concept d’amour chez Saint Augustin ».
²Réalisatrice allemande. Son film Hannah Arendt sort en 2012.
³Elle parlera de lui comme d’« un assassin potentiel » et d’« un menteur » dans une lettre à Karl Jaspers.
4Conférence de Wannsee.
5Selon l’historienne Annette Wieviorka, revue L’Histoire, mensuel 362, mars 2011.