Tandis que le thème récurrent de la Seconde guerre mondiale et du nazisme imprime à nouveau les palmarès des prix littéraires, celui d’une autre partie de l’Histoire s’invite dans l’actualité des livres : la guerre d’Algérie. Une saga familiale, un récit croisé sur l’histoire d’une librairie mythique, deux romans signés magistralement par deux jeunes femmes trentenaires, Alice Zeniter et Kaouther Adimi, nous parlent avec modernité des blessures de leurs pères.
♥ L’Art de perdre – Alice Zeniter (Flammarion, 512 p., €22)
Prix Goncourt des Lycéens 2017 – Prix du Journal Le Monde 2017 Prix des libraires de Nancy et des journalistes du Point 2017
Si vous voulez lire un roman, un vrai roman, « goncourable », qui parle lui aussi d’une page douloureuse de l’Histoire, préférez celui écrit par la jeune Alice Zeniter. Elle nous raconte comment une jeune galeriste parisienne, Naïma, en quête de ses origines découvre le destin tragique de son grand-père, kabyle, paysan enrichi, qui « préférera » dans les années 1950 se ranger du côté français colonialiste. Fuyant les violentes représailles du FLN, laissant tous ses biens, Ali part en France en 1962. Déraciné, sans reconnaissance aucune, paria, il connait, avec femme et enfants, la vie misérable des camps de Rivesaltes, puis de Jouques avant de rejoindre les barres d’H.L.M. et la vie d’O.S. d’une ville normande. Lesté d’un sentiment de honte, de culpabilité et de peur, le patriarche se murera dans le silence, renonçant à jamais à évoquer son pays natal et sa vie antérieure et léguera cette chape de plomb à son propre fils, Hamid, déchiré -lui- entre deux cultures.
« Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois ils se trompent… »
Naïma, issue de la troisième génération, ira ainsi se confronter au réel. A-t-on toujours les cartes en mains pour faire ses choix ? Peut-on délier les nœuds d’un passé douloureux ? L’art de perdre est un émouvant récit qui entrecroise faits historiques bien documentés et fiction au souffle romanesque. Même si celui-ci n’a sans doute pas l’ambition de dire toute la vérité sur la guerre d’Algérie, il a le mérite de bien définir et mettre en lumière le mot Harki et de nous parler d’un thème qui nous est cher : la transmission.
♥ Nos richesses – Kaouther Adimi (Seuil, 224 p., €17)
En 1935, le jeune Edmond Charlot quitte Paris pour sa ville natale, Alger, afin d’y créer sa propre librairie, baptisée Les vraies richesses, nom emprunté à Giono. Amoureux de la littérature, des écrivains, de la belle langue mais aussi du papier, du beau papier, cet homme n’aura de cesse de dénicher les plumes talentueuses et de les publier. Il y consacrera toute sa vie et toute sa modeste fortune. Kaouther Adimi, après une enquête fouillée sur cette personnalité du monde littéraire et des événements de l’époque, nous livre un récit à deux voix (exercice stylistique réussi). D’un côté on entend celle de l’éditeur qui, à travers un journal fictif, nous narre factuellement les aléas de son métier et, de l’autre, celle du jeune parisien, d’origine algérienne, Ryad, hermétique à la lecture, missionné pour faire le ménage de tout livre au 2 bis rue Hamani (ex rue Charras), adresse de la librairie mythique. Abdallah, personnage hiératique et taiseux, présent sur les deux périodes, fait figure d’ultime témoin d’un monde disparu. Ainsi, en alternance, on peut croiser Roy, Gide, Amrouche, Roblès, Grenier… acteurs d’une vie intellectuelle fébrile puis une Alger contemporaine, plombée par son passé, cherchant sa propre respiration.
« Un homme qui lit en vaut deux. »
Cette phrase de Camus, dont Edmond Charlot fut le premier éditeur orne encore la minuscule vitrine de cet endroit aujourd’hui devenu simple bibliothèque de prêt. Si vos pas vous conduisent à Alger, n’hésitez pas à pousser la porte¹ !
Christine Fleurot
¹Photo de Une.