Jasia Reichardt, l’une des dernières survivantes du ghetto de Varsovie, nous livre dans Quinze voyages de Varsovie à Londres, 1940–1945 un récit inclassable. Si une correspondance constituée d’à peine quelques dizaines de lettres ouvre le récit, elle confère à cet ouvrage, entre livre d’art et écrin, un inimaginable horizon. C’est un témoignage d’une authenticité cristalline, une mélodie de l’« être » à couper le souffle !
Six ans quand la guerre éclate
Le 28 septembre 1939, Varsovie capitule, deux mois plus tard l’ordre est donné aux juifs de porter le brassard avec l’étoile de David. Le 1er avril, c’est le début de la construction d’un mur autour du ghetto, désigné par les nazis comme « la zone de menace d’épidémie ». Jasia a six ans. Elle est l’enfant unique de Maryla Chaykin, pianiste, célèbre illustratrice de livres pour enfants, petite fille du peintre Jacub Weinles – Son univers quotidien est celui de Mozart, Chopin, Schubert, Bach, celui encore d’odeurs d’encres, de fusains, de gouache auxquels se mêlent des notes qui rebondissent ça et là sur ses cahiers et ceux que confectionnent sa mère pour les autres enfants, tous les autres enfants polonais.
Premier voyage
Dans ses souliers d’enfant de huit ans, livrée seule à la Pologne qui se vide d’un cinquième de ses habitants dans un sadisme inégalé, Jasia quitte Varsovie en ambulance, grâce à la vente du piano que son père avait organisé en rentrant sciemment derrière les murs du ghetto alors qu’il était encore à l’extérieur. Novembre 1941, la fermeture totale du ghetto est ordonnée, mai 1942 commencent les premières déportations. La suite suivra avec une implacable mécanique qui entachera toute l’Europe. Sans salut, ni le temps d’un bref baiser pour les siens, Jasia, petite-fille qui entend les voix de ses parents où qu’ils soient, entame son premier voyage hors du monde des condamnés : d’abord avec sa grand-mère (qui, elle s’y suicidera) dans un hôpital psychiatrique d’Otwock, puis, seule, de caches en tuteurs improvisés, d’institutions catholiques en couvents et hôpitaux ; au total, quinze voyages d’espoir.
« Halina me conseilla de ne pas sourire car cela soulignait mes traits sémites. Je tâche de me rappeler cette consigne qui peut m’être utile par la suite. Je sourirai la nuit. »
Son nom est désormais au plus près de la survie : Maria Janina Ceglowska. Pourtant, un été de 1945, Jasia est encore au couvent, la guerre s’est éteinte sur ses propres cendres, sa mère comme son père sont morts à Treblinka, la petite « Maria », à la demande d’un examinateur venu évaluer le niveau des enfants, ne peut s’empêcher de dessiner une femme « portant un manteau long et un chapeau, se promenant dans un sentier avec un petit chien ». Immédiatement la plume de la dessinatrice Maryla Chaykin y est reconnue. « C’est ma mère, dis-je. [….] Ce soir-là, sœur Joanna me frappe avec une ceinture de cuir pour avoir dissimulé mes antécédents. A part ça, rien. Je continue l’école. »
Quinzième voyage
Le dernier voyage conduit l’enfant dès lors âgée de 11 ans à Londres, près de sa tante Franciszka Themerson, celle qui, par-delà les hurlements, envoie de Londres, colis et lettres pour sa sœur, Maryla et leur mère. Franciszka était, en Pologne comme toute cette famille, une artiste : en effet tout à la fois dessinatrice, pianiste et illustratrice. Avec son mari Stefan ils partent à Paris quand la guerre éclate. Pour un temps elle est cartographe pour le gouvernement polonais en exil en France. C’est ainsi qu’elle prend connaissance d’une partie de la catastrophe. En 1940, les forces polonaises s’installent à Londres, elle les suit. En 1945, elle recueille une enfant méconnaissable qui « de pragmatique et sage, est devenue un problème ». Dernier lien qui l’unit aux siens, gisant dans le néant. Inscrite dans un internat libéral anglais, Jasia grandit, au mieux, au plus haut, au plus vrai.
Une femme dans l’Histoire
Jasia l’adulte, qui ne l’est jamais tout à fait, perpétue la tradition familiale, sans ciller, traversant les frontières dès lors artistiques. Rédactrice pour plusieurs grands journaux d’art, puis directrice adjointe de l’Institute of Contempory Arts de Londres, puis directrice de la White-chapel Art Gallery, elle continue sa marche. Là où les bourreaux n’iront jamais, vers une créativité à fleur de peau, multiforme, inventive, transportée mais non triomphante, jamais parfaitement achevée, offrant un peu de ce lointain qui nous porte jusqu’à demain. Il n’y a pas même de larmes à regarder couler dans le récit de Jasia Reichardt. Il y a l’Histoire, qu’une femme, seule face à nous, a reproduite avec la préciosité de « fleurs de papiers au cœur noir ».
« Il faudra déranger sérieusement les habitudes les plus chères à nos esprits. C’est à ce prix seulement qu’on concevra un concept de l’histoire qui ne se prête à aucune complicité avec les idées de ceux qui, même à l’heure qu’il est, n’ont rien appris, » soutenait Walter Benjamin quant au concept d’histoire. Et, c’est bien là ce qui émeut le plus dans cet ouvrage : l’évidente absence de complicité avec ceux qui n’ont rien appris.
Daniella Pinkstein
Quinze voyages de Varsovie à Londres, 1940–1945, Jasia Reichardt (Editions de la revue Conférence, mai 2018, 92 pages).