Nommée directrice du Musée d’art moderne de Fontevraud en 2018, Dominique Gagneux nous raconte la formidable aventure qu’a représenté l’arrivée à l’abbaye des 900 pièces de collection données à l’État et à la Région des Pays de la Loire par Martine et Léon Cligman : inventaire, remise en état, sélection, mise en place et scénographie des œuvres choisies pour l’ouverture au printemps 2021.
Le conservateur, ce chef d’orchestre
Bac en poche à 16 ans et après une année de classe préparatoire, Dominique s’inscrit à l’École du Louvre pour mener des études d’histoire de l’art avant de passer le concours des conservateurs et d’en sortir major. « J’ai toujours été passionnée par l’extraordinaire 19e siècle porté par les grandeurs et les horreurs du 20e qu’il a engendré. » Elle choisit de rejoindre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris aux côtés de sa directrice de l’époque, Suzanne Pagé. Dominique s’intéresse très vite aux questions de conservation préventive et de restauration des œuvres d’art, dont elle devient une spécialiste. Il s’agit d’un véritable challenge, nous explique-t-elle, notamment en art contemporain : comment conserver cet art qui s’accommode si bien de l’éphémère (installations vivantes, mouvantes, technologiques) et qui devient insoluble dès lors qu’il s’agit de conservation. Comment gérer cette matérialité impermanente ?
« Peu de gens savent ce qu’est un conservateur. Conserver, exposer, diffuser : c’est une sorte de chef d’orchestre, à la fois un historien de l’art et celui qui a la chance d’avoir un contact physique avec les œuvres dont il assure la gestion matérielle et scientifique. Il organise les expositions, gère les dons, réalise des achats, avec prudence car les goûts changent, tandis que les œuvres qui entrent dans les musées sont inaliénables¹. Ces derniers ont des réserves, souvent externalisées, qu’il faut gérer. On y conserve les œuvres, comme un médecin s’occupe de ses patients ; on y prépare les collections pour pouvoir les exposer. »
S’étant éloignée du 19e siècle, Dominique se recentre notamment sur l’art d’entre les deux guerres. Conservatrice en chef au musée d’art moderne, elle organise des expositions majeures en France comme à l’étranger². « Le public n’est pas toujours conscient de tout le travail que représente une exposition. Ça lui paraît naturel. Or, l’événement se prépare sur deux ou trois ans : choix du sujet, stratégie, partenariats, rédaction du catalogue. Il faut imaginer l’accrochage en lien avec un important travail de scénographie. »
L’aventure de Fontevraud
Léon Cligman, aujourd’hui âgé de 101 ans, a poursuivi une belle carrière d’industriel dans le textile. Sa femme, Martine, élevée parmi des toiles de maîtres, est fille de collectionneurs de Troyes qui ont aussi créé un musée d’art moderne. Ensemble, pendant plus de soixante ans, ils vont rassembler peintures, dessins et sculptures d’artistes des 19e et 20e siècles (de Toulouse-Lautrec et Camille Corot à Robert Delaunay, Juan Gris, Georges Rouault, Chaïm Soutine ou Bernard Buffet, Edgar Degas, André Derain, Germaine Richier), ainsi que des antiquités et des objets extra-européens acquis au gré de leurs voyages. « Ils ont souvent acheté peu cher. J’aime cette idée de déconnexion de l’art et de l’argent. On peut acheter parce qu’on aime. »
Pour un conservateur, créer un musée c’est exceptionnel. « Un architecte et une collection ça ne fait pas un musée, il faut un conservateur, celui qui conçoit le parcours, raconte une histoire. » Pour faire vivre une collection, il faut rassembler un certain nombre de talents et de compétences d’équipe afin de réussir le projet. Ce que fait Dominique qui s’appuiera aussi sur son réseau de femmes pour y parvenir (par exemple Cécile Guilbert qui a écrit des dialogues d’objets). Comment passer d’une collection privée à un musée ouvert au public ? C’est le challenge posé à Dominique Gagneux qui choisit Constance Guisset, designer en vue, comme scénographe. « J’ai décidé de monter le projet en assumant le statut d’une collection privée, en jouant sur les confrontations et en faisant dialoguer les œuvres entre elles, de façon à intéresser tout autant les connaisseurs que le grand public. Il faut varier les ambiances. Nous avons, par exemple, panaché cadres anciens et modernes. J’ai une équipe très dynamique et très motivée et nous avons pris beaucoup de plaisir à imaginer les conversations entre les œuvres. »
Le musée occupe un bâtiment entier à l’entrée de l’abbaye, la Fannerie, édifié en 1786 et restauré par l’agence 2BDM. Le projet se déploie sur 1 726 m² dans un lieu chargé d’histoire. Fondée en 1101 aux confins de l’Anjou, de la Touraine et du Poitou, Fontevraud a longtemps été dirigée par des femmes abbesses de très haut rang. Aliénor d’Aquitaine, reine de France puis d’Angleterre, y passe ses dernières années. Son gisant trône au cœur de l’abbatiale aux côtés de ceux de son époux, Henri II Plantagenêt, et de son fils, Richard Cœur de Lion. Après la révolution, Napoléon transforme l’abbaye en prison, rôle qu’elle conservera jusqu’en 1963.
Le musée, dont l’inauguration était prévue en 2020, a ouvert ses portes en mai 2021, pandémie oblige… La collection semble bien avoir trouvé son public. Il faut maintenant le fidéliser. Dominique a encore du pain sur la planche ce qui la ravit !
Marie-Hélène Cossé
¹Toute oeuvre qui entre dans un musée n’a pas le droit d’être cédée, donnée ou vendue.
³Raoul Dufy, Les Collections art déco du Musée d’art moderne, Alfred Kubin, Baselitz sculpteur, Serge Poliakoff, le rêve des formes, la rétrospective Bernard Buffet, etc.