Devenue tour à tour, l’emblème de la République laïque, de l’Église catholique, du nationalisme pur et dur, de la Collaboration, de la Résistance, de la xénophobie, de la cause des femmes et, tout récemment, de Valérie Pécresse lors du débat de la Primaire de droite, comment comprendre l’intérêt que la Pucelle d’Orléans continue de susciter ?
Guerrière jusqu’au-boutiste
Les prophètes avant elle le disaient déjà : « le Royaume perdu sera sauvé par une vierge, une fille de la forêt fera des merveilles. » Mais ces prophéties s’en tenaient à la prière ou aux conseils. Jeanne sera plus ambitieuse. Le 22 mars 1429, elle déclare : « je suis chef de guerre ». Et cette guerre, elle l’a faite, pieusement, avec méthode, jusqu’au bout. Dix jours après son arrivée chez le Dauphin Charles VII, elle lève le siège d’Orléans, occupée depuis 8 mois, puis écrase les Anglais à Patay. Le 17 juillet, elle fait sacrer Charles, roi de France, à Reims. Désormais légitimé, il souhaite négocier une trêve avec les Anglais. Jeanne refuse et veut poursuivre la lutte. Échec devant Paris, Charles dissout l’armée. Jeanne continue avec ses fidèles et une troupe de mercenaires, une audace de trop. Elle est capturée par les Bourguignons, lâchée par Charles VII qui veut négocier avec l’ennemi et vendue aux Anglais. Pauvre Jeanne ! Pourtant ce n’est pas l’ambition qui l’anime mais, comme elle le dit à son procès, « la pitié qu’il y avait au Royaume de France ».
Nulle femme ne revêtira l’habit d’homme
La voilà, à 19 ans à peine, devant quelques 200 théologiens et docteurs de la Faculté. Un an de captivité et quatre interminables mois de procès où elle ne tombera dans aucun piège théologique. Tout est consigné. On va l’accuser d’hérétisme. Vivre en union directe avec Dieu sans passer par l’Église par le seul truchement des voix est un délit de dissidence, d’insoumission, pire que de défier les Anglais. Et puis parmi les griefs recensés, il y a l’habit masculin, une abomination à Dieu. Jeanne portait également les cheveux courts coupés en rond au dessus des oreilles. Il n’y a pas si longtemps, les pantalons et la pipe de Georges Sand scandalisaient encore, alors au 14e siècle… ll y eut un procès dans le procès, celui de l’abaissement de la femme contre lequel Christine de Pizan¹ s’était déjà élevée. Femme, dans un monde d’hommes de guerre, d’Église et de pouvoir, elle est condamnée pour avoir transgressé le partage des sexes, pour déni de féminitude. Après sa rétractation, elle retire ses vêtements masculins et reprend la robe. Mais cela ne dura pas. Le 27 mai, elle choisit la mort, relapse, irrécupérable, mais libre.
Une héroïne dont l’Histoire va s’emparer
20 ans après l’exécution, un procès en nullité va innocenter Jeanne pour réparer les errements d’un tribunal d’église, réhabilitation voulue par Charles VII. En 1841, Michelet² la présente en sainte de la Patrie incarnant le peuple, une machine de guerre contre l’Église. Embarrassée, celle-ci qui ne souhaite pas qu’elle devienne une héroïne laïque va, en 1869, entamer le procès en béatification. En 1870, Jeanne devient la patronne des envahis dans une France vaincue par la Prusse. En pleine « union sacrée » en 1920, une fête de Jeanne d’Arc est adoptée dans un grand élan de réconciliation et de ferveur patriotique de tous les partis, grâce au très nationaliste Maurice Barrès.
Au moment où Hitler est aux portes du pouvoir, Brecht publie une pièce de théâtre où Jeanne est présentée comme un être solitaire face aux forces aveugles du capitalisme et à sa violence. En 1944, Pétain revendique Jeanne la terrienne et l’anglophobe, puis de Gaulle voit en elle celle qui a résisté et mis en déroute les occupants. En 1970, le Front National s’accapare cette figure nationale pour en faire une anti-européenne. Elle sera enfin un symbole féministe amorcé par les suffragettes au début du 20e siècle, qui dure encore de manière parfois très radicale comme chez les mouvements LGBTQ.
Il y a un mystère chez Jeanne d’Arc qui déborde son temps, un mystère de portée universelle, comme l’Antigone de Sophocle. Cette universalité permet de comprendre qu’elle est devenue un miroir dans lequel chaque époque se reflète.
Michèle Robach
¹Femme de lettres (1365-1430) défenseuse du droit des femmes. « Si Dieu avait voulu que les femmes ne parlassent pas, il les aurait faites muettes. »
²En lui consacrant un tome dans son Histoire de France, Michelet est au XIXe siècle déterminant pour faire resurgir l’histoire de Jeanne d’Arc. Il en fait une figure de la nation. Son disciple Jules Quicherat consigne les procès de condamnation et de réhabilitation.