Toute cette publicité autour de Barbie* ! Le rose sature les écrans, les médias jusqu’à l’écœurement. Mais au-delà de l’association à cette poupée légendaire, le rose est une couleur polysémique qui mérite que l’on s’y attarde, car elle est ambiguë, instable, connotée. Que nous dit le rose sur notre société, ses valeurs, ses tendances ?
Rose et féminité, une association tardive
Au XVIIe siècle, le rose (on parle alors d’incarnat ou de rouge clair) est porté dans l’aristocratie indifféremment par les hommes et les femmes. Les couleurs sont plus un marqueur de classe que de genre. Mais c’est véritablement le XVIIIe siècle qui est le siècle du rose. Il devient un terme stable pour désigner la couleur et, s’il n’est pas encore considéré comme un symbole exclusif de la féminité, comme il l’est aujourd’hui, il commence à lui être associé à travers la mode et la peinture par son lien avec l’aristocratie. Le rococo propre à ce siècle est la peinture du rose¹. On retrouve de nombreux portraits de femmes aristocrates, la plus célèbre étant Madame de Pompadour, vêtues de rose ou portant des accessoires roses (des rubans, des fleurs). Puis le renversement de la monarchie lors de la Révolution de 1789 signa la fin du rococo en France, dont l’engouement s’était déjà amoindri depuis les années 1760. S’en suivit un rejet de l’aristocratie et de tout ce qui lui était associé et, parmi ces choses, le rose, faisant du XIXe siècle un siècle bien plus sombre que le précédent. On laisse progressivement les couleurs aux femmes et les vêtements masculins deviennent sombres et austères.
Mais la forte association du rose au féminin sous la Régence va en faire progressivement une couleur symbole de la féminité, symbolique qui se cristallise progressivement.
Le duo rose bleu au cœur des différences sexuées
L’association à la naissance du rose aux filles et du bleu aux garçons n’a rien d’évident. Pour comprendre l’origine de la tradition de différenciation des couleurs, il est intéressant de mettre en parallèle l’histoire du vêtement des bébés avec l’introduction des théories sur la sexualité infantile entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Avant les travaux sur l’identité sexuée des bébés, les couleurs n’avaient pas encore un rôle symbolique. Filles et garçons pouvaient avoir une layette blanche, la distinction sexuelle n’était pas recherchée. Puis avec le développement de la psychologie de l’enfant vinrent des habits différenciés. Les garçons vont être connectés aux hommes qu’ils allaient devenir, portant des couleurs plus sobres. Le rose, couleur déjà associée aux codes féminins depuis le XVIIIe siècle (chair, sang, érotisme), fut choisi dans le code genré des layettes. Et le bleu alors ? Les explications sont légions, mais le bleu est l’emblème des rois depuis la fin du XIIe siècle², donc masculin. Marqueurs du genre, bleu et rose sont aussi les garants symboliques de l’hétérosexualité³.
Dans une société binaire où toute transgression est stigmatisée, les parents ne vont pas risquer à mettre leur progéniture au ban de la société ou passer pour des excentriques en poussant leurs garçons à la « dérive masculine ».
Rose : féminité, sexe, rébellion
De la petite fille à la femme, le poids des stéréotypes a bien été intégré. Marketing et stylisme s’en accommoderont. Au cours du XXe siècle, le rose a souvent été l’objet d’un véritable engouement dans la mode féminine. Mais c’est surtout la créatrice italienne Elsa Schiaparelli, qui propulse le rose dans la modernité, en présentant en 1937 une teinte rose vif, qu’elle appelle « Shocking pink ». On sort de l’univers kaki dans lequel l’Europe est plongée après la Première guerre mondiale. Le rose devient la couleur qui incarne le mieux la femme moderne, dominée par le culte du corps qui surgit dans l’entre-deux-guerres sous l’influence de la presse féminine. Plus tard, dans les années 50, Dior fait fureur avec ses silhouettes en corolle et ses jupes ressemblant à des roses-fleurs. Pour lui, chaque femme devrait avoir du rose dans sa garde robe, car c’est la couleur du bonheur et de la féminité. Puis la perception évolue. Récemment, le rose est affiché comme couleur contestataire comme en témoigne son utilisation par le mouvement activiste d’Extinction Rébellion. Le rose poudré reste chic, mais le fuchsia est d’un mauvais goût revendiqué.
Certaines femmes comme Lady Gaga l’assument dans une démarche féministe. D’ailleurs dans le film de Greta Gerwig, plus Barbie réalise que le monde n’est pas si parfait, plus le rose « pète » et devient shocking.
Féminin puis féministe, avec une identité sociale puis sexuée, le rose est bien une couleur à part. D’ailleurs, le grand spécialiste des couleurs Michel Pastoureau la reconnaît comme telle4 et cite « sur les marges du rouge, le rose ».
Michèle Robach
*Barbie, un film de Greta Gerwig sorti en salle le 19 juillet 2023 avec Margot Robbie
¹C’est la couleur qui inonde les œuvres les plus célèbres de Watteau, Fragonard, Boucher. Elle est associée à la nudité, l’érotisme et l’aristocratie féminine en particulier.
²Pastoureau évoque le roi de France Philippe Auguste (1165-1223), puis son petit-fils, le roi Louis IX, dit Saint-Louis (1226-1270), qui souhaitaient se parer symboliquement de la protection de la Vierge toujours représentée en bleu.
³Bleu et rose étaient les symboles de la Manif Pour Tous en 2012 pour lutter contre le mariage et l’adoption des homosexuels.
4Michel Pastoureau consacre un seul chapitre au rose dans son ouvrage « Rouge, Histoire d’une couleur », Seuil, 2016.
Vient d’être publié : « L’Invention du rose » essai de Pierre-William Fregonese (PUF, 2023)