La rentrée littéraire de septembre 2021 met en lumière 75 primo-romanciers. Au-delà de la mise en danger de l’auteur, de la prise de risque de l’éditeur, il faut aussi de l’audace de la part du lecteur pour aller à la rencontre d’un nouveau style ou d’un sujet troublant.
♦ Grande couronne de Salomé Kiner (Christian Bourgois Éditeur; août 2021)
par Christine Fleurot
À quoi rêve une jeune fille de 14 ans en 1990 dans son pavillon sis à 1/2h du Forum des Halles et alors que sa cellule familiale part en vrille ? Salomé Kiner, jeune journaliste suisse au Temps, nous plonge avec justesse dans cette époque et dans la tête désillusionnée de sa jeune héroïne. Être intégrée dans sa classe, s’identifier socialement en affichant tant au niveau vestimentaire qu’alimentaire des marques, devenir hôtesse de l’air ou avocate tels sont ses désirs urgents ou rêvés quitte à franchir largement la ligne jaune pour y accéder. Vraie dénonciation de la société du paraître, ce premier roman croque sans misérabilisme ni utilisation caricaturale d’un langage « banlieue » la bascule violente du passage de l’enfance à l’âge adulte, l’éveil à la sexualité. L’humour et la lucidité du personnage édulcorent le sordide et le « trash » de son quotidien. Un primo-roman vif, décoiffant et prometteur.
♦ Jour bleu d’Aurélia Ringard (Frison Roche, juin 2021)
par Marie-Hélène Cossé
« Tu m’as donné rendez-vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C’est pourtant simple, c’est toute ma vie. » Elle (on ne découvrira son prénom qu’à la dernière page du roman) l’a rencontré trois mois plutôt à un vernissage. Ils ne sont pas revus depuis. Le photographe (on ne connaîtra jamais son nom) lui a donné rendez-vous Gare de Lyon à l’arrivée de son train. Elle s’installe à une table du Train Bleu très à l’avance (trois heures…) et l’attend au milieu du ballet incessant des clients qui entrent, s’installent brièvement, sortent. Le récit tendre et poétique d’Aurélia Ringard alterne les scènes réelles de gare avec les souvenirs de la vie d’enfant de la narratrice, bringuebalée dans les gares à la suite du divorce de ses parents, et de la jeune femme romantique et rebelle qu’elle est devenue, souvenirs entremêlés avec ceux de la rencontre avec Le photographe et de leur scène de retrouvailles maintes fois imaginée. Les mots chantent, dansent, s’imbriquent, ce livre est un bijou !
« Je ne suis ni gentille, ni mignonne. J’abrite un goût prononcé pour la désobéissance et une faim encore plus grande pour la liberté qui contrastent, de façon éclatante, avec les traits lisses de mon visage. Se méfier des facilités d’interprétation. Des courants électriques peuvent craquer sous ma cage thoracique, alors, vite du silence, n’importe où pourvu que je me retrouve en état d’isolement. »
♦ Simone de Léa Chauvel-Lévy (Éditions de l’Observatoire, août 2021)
par Anne-Marie Chust
Ce roman nous propose d’explorer l’Histoire à travers des destinées hors normes. À peine âgée de vingt-trois ans, Simone Rachel Kahn fait une rencontre qui va bouleverser sa vie, celle du tout jeune André Breton dont elle fut la première épouse. Déjà engagée avec un autre homme parti pour six mois à l’étranger et, malgré le refus catégorique de ses parents qu’elle fréquente un homme sans situation, Simone ne parvient pas à se défaire de cette passion amoureuse… Dans ce Paris en ébullition des années 1920, au sortir d’une guerre meurtrière et dépourvue de sens, Breton (avec d’autres) créé le dadaïsme¹. Plus qu’un simple roman d’amour, c’est en réalité un émouvant portrait de femme qui éprouve un besoin irrépressible de liberté, d’indépendance et de modernité et permet de redonner une voix à cette grande figure du surréalisme que fut Simone, trop souvent oubliée à l’ombre de Breton.
¹Mouvement intellectuel, littéraire et artistique remettant en cause toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques aux avant-gardes de l’avant-garde.
♦ Furies de Julie Ruocco (Actes Sud Editions, août 2021)
par Michèle Robach
Bérénice est une ancienne étudiante en archéologie dévoyée en trafiquante d’antiquités qui ressort de terre un médaillon qui va la guider dans sa quête et son cheminement intérieur. Son père, kurde, turc ou syrien mort avant qu’il ne le lui ai jamais dit, l’a nommée ainsi par amour pour Racine. Asim est un pompier syrien devenu fossoyeur à cause de la guerre, dont la soeur combat le djihad est pacifiste au début puis finira par s’armer. Le frère et la soeur ont tous deux, lorsqu’ils ont grandi, vu leur proches convulser dans la poussière. Asim passe ses journées à creuser les décombres pour en arracher des vivants à bout de souffle ou des morts surpris dans leur peur. La guerre a anéanti la Syrie après que la révolution se soit faite résistance et que la résistance se soit armée. Bérénice déterre, Asim ensevelit les morts, les deux font partie d’un peuple qui a cru dans sa révolution. Ce premier roman de Julie Ruocco est un bel hommage à ceux qui ont fait les printemps arabes et en particulier aux femmes à qui elle donne une chaire et une voix.
Il ne s’agit pas seulement de la furie des hommes dans la guerre mais également de celle des femmes assoiffées de justice. Le roman est d’ailleurs dédicacé à Razan Zaitouneh, avocate militante des droits de l’homme portée disparue le 9 décembre 2013 et à celles qui ont combattu à ses côtés. Cette variation contemporaine de L’Orestie d’Eschyle est un roman bouleversant.