Isabelle Delivré, ce sont des choses qui arrivent

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Isabelle Delivré est devenue photographe par ravissement devant des choses auxquelles on ne prête aucune attention. Le hasard fait bien le regard des choses. Rencontre.

« Ce qui m’inspire, c’est ce qui est à l’abandon »

L’abandon n’a jamais été autant regardé, considéré, scruté, fouillé, mis en oeuvre et en lumière. Un désordre dans le paysage lui ouvre une brèche, Isabelle Delivré voit ce que nous ne voyons pas, marcheurs pressés et connectés. Elle nous offre des coupes franches d’un réel délaissé, voire ignoré. Elle se faufile dans des chantiers, casque sur la tête, oeil à l’affût, et construit sur l’abandon une force nouvelle, ramène à la vie ces choses immobiles, loin de tout, dans l’ombre. Elle les traite avec d’infinies précautions, comme au chevet d’une personne à laquelle on redonnerait vie. Chaque pas, chaque geste, chaque regard compte. Le temps doit se mesurer et le cadre aussi. Elle nous pousse à mieux regarder tous ces territoires d’incertitudes, ces traces colorées, ces trames mouvantes, ces formes inconnues… Elle les éclaire, les remet en vie donc en question. Ses légendes sont justes, drôles, surréalistes parfois… Ses textes nous ouvrent les portes de ces hasards et coïncidences lumineuses.

« Dans une rue monotone, une porte de garage n’a jamais été repeinte et sur son bleu tacheté quelqu’un a collé, régulièrement, obstinément, des affiches. Régulièrement, distraitement, le propriétaire les a enlevées. Là où la colle résistait, des couches de fibres superposées ont dessiné peu à peu une forme. Les couleurs ont vieilli. Des reliefs sont apparus. Je découvrais cette rue et tout à coup un violent « Merci » m’a saisi le coeur. Merci qui ? L’affichiste, le propriétaire, la lumière, le temps ? J’ai quand même jeté un coup d’oeil alentour, il n’y avait personne, je pouvais crier de joie. »

Une folle jubilation

Car il s’agit bien de joie ici. Une joie non pas de la trouvaille mais de l’exploration, celle de vouloir arpenter un autre monde, source d’histoires infinies, de saisir une beauté dans le délaissé. « En photographiant, je prolonge
l’écriture du poème qui toujours m’échappe. » Ses oeuvres photographiques ont plus que le souci du détail, elles portent la joie de l’inconnu, elles nous offrent le « on n’y avait jamais pensé ! », vous savez, ce pas de côté, cette approche douce et minutieuse de l’inconnu. Elle nous offre des renaissances et lutte contre la démolition. Isabelle Delivré est une maïeuticienne. «… C’est ça la démolition, l’espoir d’entrevoir le coeur. Je dois faire vite, il est rare qu’on laisse les choses cassées se prélasser tranquillement au grand air. En général les machines arrivent et font place nette…» Les choses sont les héroïnes de son aventure photographique et sensuelle. Elle flaire la brutalité de ces matières, ces masses inertes qui contiennent pourtant des pépites secrètes. Elle les contemple dans le léger bruit de leur existence et de leur disparition.

« Partout offertes au regard, elles m’envahissent à l’improviste et je les goûte avec la bouche, la peau. Leurs formes épousent ma forme, aucune pensée ne m’en sépare, alors je les photographie pour faire sortir de moi cette folle jubilation qui, sinon, me couperait le souffle. »

L’artiste va chercher la beauté ailleurs. Elle la trouve et la révèle.

Brigitte Alter

Son site
Ses livres : Presque rien, grand format, sélection d’une dizaine d’années d’expositions. Trouble, 30 photos, 30 textes.

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