Autrice, amatrice d’art, collectionneuse et mécène de renom, Gertrude Stein a inspiré la littérature, la poésie, le théâtre, la danse. Dans les nombreux portraits qui lui ont été consacrés ressort toujours son regard franc, intelligent, quelque chose d’irréductible qui dépasse le cadre, lui résiste. Mais quoi ?
Une Américaine à Paris
Issue d’une famille juive qui a fait fortune dans l’immobilier et met les enfants à l’abri du besoin, Gertrude rejoint son frère Léo en 1903 à Paris au 27 rue de Fleurus, adresse qui est appelée à devenir mythique. Ils en feront le salon le plus couru du tout Paris. Mécènes, passionnés d’art, cultivés, éloquents, ils achètent les toiles des peintres (Cézanne, Matisse, Picasso, Renoir, Manet, Degas) et les accrochent rue de Fleurus : une collection est faite pour être exposée. Léo finira par se séparer de sa sœur. Il n’appréciera pas la nouvelle orientation cubiste de Picasso qu’il a pourtant soutenu à ses débuts. Il préfère les tableaux de Renoir qu’il considère comme le meilleur coloriste de sa génération. De plus, il est jaloux d’ Alice B. Toklas, la compagne de Gertrude. À partir de 1914, cette dernière animera seule le salon, dont Picasso, son ami intime, est devenu le souverain. Il lui consacre un portrait qui va devenir légendaire après 90 séances de pause¹. La puissante corpulence de l’autrice américaine est enrobée de velours brun-rouge, son visage a l’aspect d’un masque. Picasso avoue s’être senti incapable de saisir la personnalité complexe et rébarbative de son modèle et a préféré réduire ses traits à de simples masses géométriques.
Sa reconnaissance aux États-Unis
La réception critique américaine a été lente malgré le succès de son salon et de son rôle de marraine pour les GI engagés dans la seconde guerre mondiale. Elle va connaître le succès en Amérique avec la publication de l’ouvrage « Autobiographie d’Alice Toklas » en 1933, en hommage à sa compagne, qui reste son œuvre la plus connue et aussi la plus accessible. Stein s’y raconte indirectement : sa collection, son amitié avec Picasso, le Paris des années 20. L’engouement pour le livre lui vaudra des invitations à des colloques et un regain d’attention pour son écriture. Ce succès est d’autant bienvenu que la fortune familiale s’est inévitablement érodée et que paradoxalement tous les peintres qu’elle et Léo ont contribué à faire connaître sont devenus trop chers pour être acquis. Ses conférences aux États-Unis lui assurent une gloire croissante mais ne lui permettent plus d’augmenter sa collection au niveau de celles de richissimes américains. Aussi doit-elle de temps à autre se séparer de ses toiles qui sont désormais réparties dans les collections publiques ou privées françaises, nord-américaines ou suisses².
La cubiste des lettres
En 1936, le cubisme est présenté au MoMa de New York comme mouvement fondateur de l’art moderne américain. En parallèle, la radicalité des écrits de Stein est saisie par l’avant-garde new-yorkaise et se diffuse dans le monde des arts. Dans les années 1930-60³, sa radicalité est saisie, car musique et littérature commencent à expérimenter de nouvelles formes, à l’aide notamment des technologies sonores. Au cœur de cette évolution, la recherche stylistique de Stein s’attache à établir les correspondances entre écriture et voix. L’écriture est pour elle un instrument d’inscription des voix qui se différencient les unes des autres par leur façon de se configurer rythmiquement, de marquer les accents, d’insister sur certains mots. Son oreille écoute, recueille les conversations et sa main d’écrivain les transcrit sur une page. Elle expérimente, va chercher à rendre le mot plus dense, par exemple en le répétant comme dans son poème de 1913 « Sacred Emily », où elle écrit « rose est une rose est une rose ». C’est l’enjeu du cubisme. Picasso déstructure, divise les représentations et oblige le spectateur à recomposer l’image au lieu de s’en tenir à la copie superficielle. Chacun développe sa propre écriture : l’une littéraire, fondée sur « l’insistance » syntaxique et sonore, et l’autre sur la décomposition des formes.
La sensibilité de Gertrude Stein a fait d’elle l’amie et la mécène des plus grands artistes du XXe siècle, mais elle a été bien plus que cela. Ce fut une autrice qui dialoguait avec tous les arts de son temps, dont l’influence continue d’irriguer la création artistique.
Michèle Robach
¹Conservé au Metropolitan Museum of Art.
²Certaines sont présentées dans l’exposition du Musée du Luxembourg : « Gertrude Stein et Picasso, l’invention du langage » jusqu’au 28 janvier 2024.
³L’influence du poète et compositeur de musique contemporaine expérimentale, John Cage, et de son cercle est déterminante auprès de l’avant garde new-yorkaise.
À voir jusqu’au 28 janvier 2024 au Musée du Luxembourg : l’exposition « Gertrude Stein et Picasso, l’invention du langage ».