Lotte Eisner, incontournable mémoire du cinéma

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En 1974, Lotte Eisner, 78 ans, tombe gravement malade. Quand son ami, le jeune cinéaste Werner Herzog l’apprend, il décide de marcher, dans la neige, de Munich jusqu’à Neuilly-sur-Seine où elle habite, pour conjurer le sort¹… « Elle ne mourra pas. Pas maintenant ! Elle n’en a pas le droit. » Mais qui est donc cette femme qui peut susciter un tel acte romantique ?

Dans ma croisade contre l’invisibilité des femmes, je découvre par hasard l’existence de Lotte H. Eisner (1896-1983), connue de son vivant par le monde du cinéma, puis oubliée de (presque) tous. Lotte Eisner naît dans une famille juive à Berlin en 1896. Passionnée d’art et d’archéologie, elle décroche un doctorat et découvre le cinéma, notamment sur le tournage du film Loulou de Georg Wilhelm Pabst. Elle devient journaliste et critique de théâtre, puis est la première femme critique de cinéma au Film-Kurier. Elle aime visiter les studios de cinéma, assiste en direct aux tournages, est fascinée par le travail des décorateurs et s’intéresse à toutes les étapes de production des films. En 1933, les nazis occupent les bureaux de son journal, elle fuit l’Allemagne et se réfugie à Paris chez sa sœur, mariée à un Français. Polyglotte, elle publie sa première critique de film en français dans L’intransigeant pour défendre Le Testament du Docteur Mabuse de Fritz Lang, film qui vient d’être interdit en Allemagne.

Elle rencontre très tôt le cinéphile visionnaire Henri Langlois et le cinéaste Georges Franju qui fondent la Cinémathèque française en 1936. Parce qu’ils considèrent que le cinéma est un art à conserver, à restaurer et à montrer, ils achètent des copies et des négatifs de films muets voués à disparaître. Lotte, qui a déjà une solide érudition cinéphilique, commence à les classer et les archiver.

Pendant l’Occupation, elle se réfugie dans le Lot, mais est finalement internée en 1940 à Gurs, dans les Pyrénées-Atlantiques. Elle décrit de façon très réaliste dans sa biographie² les conditions de vie monstrueuses du camp français, dans lequel étaient enfermés les Républicains espagnols, puis les femmes originaires d’Allemagne, considérées comme des indésirables. Elle s’évade en 1941 en marchant jusqu’à Pau. Après une brève escale à Paris, elle retourne dans le Lot et se cache dans le château de Béduer, près de Figeac, sous le faux nom de Langlois. La collection de films de la Cinémathèque est réquisitionnée par les Allemands, mais Henri Langlois parvient à cacher un ensemble important de films précieux, qu’il envoie à Béduer. Dans les caves du château, la nuit, Lotte inventorie et protège des milliers de bobines de films (dont celles du Dictateur, de Charlie Chaplin !) pour un petit salaire qui lui permet de survivre. Pendant la journée, elle est cantinière dans l’école communale. Le certificat de travail qu’Henri Langlois lui délivre, au nom de Louise Hélène Escoffier, la sauve d’une raffle à Figeac en 1942. La même année, sa mère meurt en déportation en Allemagne.

En 1945, de retour à Paris, elle devient conservatrice en chef de la Cinémathèque française et le restera jusqu’à son départ en retraite en 1975. Henri Langlois souhaite créer un musée du cinéma et confie la tâche à Lotte. Avec un sens exceptionnel de la collecte, elle consacre sa vie sans relâche à enrichir la collection de films; elle parcourt le monde, y compris en Allemagne, pour récupérer bobines, documents et objets ayant trait au cinéma. Parallèlement, elle écrit pour des revues de cinéma en France (La Revue du cinéma, les Cahiers du Cinéma) et en Allemagne. Elle continue à se rendre sur les tournages, discute avec les metteurs en scène et les acteurs, pose des questions, analyse la conception de chaque film et développe une approche cinématographique toute particulière. Elle publie également L’Écran démoniaque en 1952, ouvrage majeur sur l’histoire des films muets expressionnistes réalisés sous la République de Weimar, qui, selon elle, représentent l’âge d’or du cinéma allemand.

Née avec le cinéma en 1896, Lotte Eisner a consacré sa vie au septième art, elle a connu les plus grands réalisateurs, Méliés, Chaplin, Fritz Lang… et lié de grandes amitiés avec Louise Brooks, Bertolt Brecht, François Truffaut… : « C’est la dernière conscience universelle du cinéma », dira Werner Herzog. Incontournable dans l’histoire du cinéma, travaillant sans relâche et avec minutie, Lotte Eisner était discrète et modeste : son importance dans le monde du cinéma a été totalement occultée. L’éditeur de sa biographie, Pierre-Julien Marest, a même noté que son nom n’apparaissait qu’une seule fois dans tous les écrits d’Henri Langlois sur la Cinémathèque. « 80 % des collections du Musée du cinéma ont été rapportées par Lotte Eisner » a pourtant déclaré Henri Langlois, mais aucune trace d’elle ne se trouve sur le site internet de la Cinémathèque française.

Heureusement la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé lui rend hommage en janvier et février³. Courez-y, rendons-lui la lumière qu’elle mérite !

Marie-Blanche Camps

¹« Il ne peut y avoir de cinéma allemand sans elle », dit le cinéaste allemand. Il la rejoint après trois semaines de marche. Elle guérit et vivra encore neuf ans. Il a publié le journal de son voyage en 1978 sous le titre Sur le chemin des glaces (P. O. L., 1988).
²« J’avais jadis une belle patrie » de Lotte H. Eisner (Marest Editeur, 2022).
³♦ Vendredi 26 janvier 2024 à 15h : Conférence de Bernard Eisenschitz, suivie de la projection du film Shatten (Le Montreur d’ombres) à 17h.

♦ Vendredi 2 février 2024 à 14h30 : projection du film documentaire Lotte Eisner – Un lieu, nulle part (2021), suivie d’une discussion avec le réalisateur, Timon Koulmasis.

EN SAVOIR PLUS, VOIR :
Lotte H. Eisner, feat Pierre-Julien Marest (octobre 2022)
Herzog filme Lotte Eisner (Ciné Cinémas, 1982)
La Cinémathèque française propose des projections, un musée, une bibliothèque, une librairie et un café. 51 rue de Bercy, 75012 Paris.

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